Romain Gary. Quelles vies devant les « enfants de putes » ?

 Romain Gary. Quelles vies devant les « enfants de putes » ?

« La vie devant soi » (1975) de Romain Gary

C’est avec La vie devant soi que Romain Gary remporte son deuxième prix Goncourt sous le nom d’emprunt Émile Ajar. Publié en 1975, ce roman proféré par la voix de Momo, 10 ans, est un condensé de toutes les émotions que peut traverser un enfant arabe de prostituée, entretenant une relation très forte avec une vieille femme juive rescapée d’Auschwitz, elle-même ex-prostituée, qui mène dorénavant « une pension sans famille pour les gosses qui sont nés de travers », dans le quartier de Belleville, où « on ne sait pas comment c’est fait » un Français « d’origine ».

Comment allier humour et tragédie, naïveté et lucidité ? Par la voix d’un enfant, Momo, de son vrai nom Mohammed, qui n’a « pas honte d’être arabe au contraire, mais Mohammed en France, ça fait balayeur ou main-d’oeuvre ». Probablement algérien et qui aurait 10 ans, ce qui est sûr c’est que Momo est « à élever dans la religion musulmane ». C’est le papier qui le dit, celui qui a été confié à la vieille juive Madame Rosa qui par le passé « se défendait avec son cul », lorsqu’elle a été en charge d’héberger Momo dans son « clandé pour enfant de putes ». Le roman de Romain Gary est une touchante réflexion sur l’enfance, la vieillesse, la mort, les liens sociaux, dans lequel l’ironie est honnêteté, la vulgarité est innocence, et où le paradoxe fait sens. Un mélange savamment concocté dans la bouche d’un enfant philosophe, dont les derniers mots seront « il faut aimer ».

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Un racisme à en chier d’rire

Dans ce petit appartement situé au 6ème étage sans ascenseur du quartier de Belleville, règnent la misère et le brouhaha des autres petits pensionnaires, dont le juif Moïse, que Madame Rosa traite « de sale bicot », mais jamais Momo, car « elle a toujours été très correcte sur le plan raciste », et chez elle, « les états arabes et les états juifs, ce n’est pas tenu compte ». Il y aussi le Noir Banania que Madame Rosa envoie dans les foyers africains de la rue Bisson « pour qu’il voie du noir, sans ça plus tard, il va pas s’associer », mais à son âge, il n’y a pas de quoi s’en faire, parce que « quand ils ont quatre ou cinq ans, les Noirs sont très bien tolérés ». Et toute façon, quand il grandira, il pourra toujours se faire soigner chez le docteur Katz, « connu pour sa charité chrétienne », dont « Madame Rosa disait qu’il était pour la médecine générale et c’est vrai qu’il y avait de tout chez lui, des Juifs, bien sûr, comme partout, des Nord-Africains pour ne pas dire des Arabes, des Noirs et toutes sortes de maladies. » Momo, lui, même s’il « se sent toujours contraire à la loi », n’a pas à s’en faire car avec ses yeux bleus et sans « le nez juif comme les Arabes », « il n’a pas une tête de chez [lui] ». C’est pourquoi « pendant longtemps, [il] n’a pas su qu’[il] étai[t] arabe parce que personne ne [l]’insultait. On [lui] a seulement appris à l’école. »

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L’internet des objects connectés

Autour du couple Momo-Madame Rosa, dont on parlera plus bas, gravite un formidable réseau de Noirs, d’Arabes et de Juifs interconnectés au quartier de Belleville « où la Ville de Paris ne va pas jusque là ». Parmi eux, le vendeur de tapis Monsieur Hamil, « un grand homme, mais les circonstances ne lui ont pas pas permis de le devenir » ; le docteur Katz qui recevait sûrement « beaucoup de maladies vénériennes chez lui, à cause des travailleurs immigrés qui attrapent ça avant de venir en France pour bénéficier de la sécurité sociale » ; le rayon de soleil Madame Lola, travestite sénégalais et ancien champion de boxe qui aurait fait une excellente mère de famille, mais « c’est vraiment dommage que la nature s’y est opposée » ; l’éboueur Monsieur Waloumba et ses copains africains qui s’évertuent à divertir Madame Rosa à mesure que sa santé se détériore, à coups de spectacle de flammes ou de percussions ; les frères Zaoum, des déménageurs qui portent sur leur dos la vieille femme de 65 ans et 95 kilos qui n’arrive plus à monter les 6 étages de chez elle. Des personnages qui, dans la pauvreté, la misère, l’exclusion, la tristesse et la détresse, s’allient pour former un microcosme tissé par de grands liens de solidarité.

Le macrocosme Momo-Rosa

« L’humanité n’est pas une virgule parce que quand Madame Rosa me regarde avec ses yeux juifs, elle n’est pas une virgule, c’est même plutôt le grand Livre de la vie tout entier. » Entre Momo et la vieille et moche Madame Rosa, l’histoire d’une tendresse infinie. Si elle n’est ni la mère biologique que l’enfant désirait retrouver, ni la mère adoptive, elle était « la seule chose qu’[il] ai aimée ici », et il « aurait promis n’importe quoi pour la rendre heureuse ». Pour cette vieille dame traumatisée par ses souvenirs d’Auschwitz, Momo a « toujours été [s]on petit homme et [elle] en a jamais vraiment aimé un autre ». Les deux vivent dans une peur bleue d’être séparés, car « [ils] étaient tout ce qu’[ils] avaient au monde ». Lorsque la santé de Madame Rosa se dégradera, c’est un Momo déchiré mais courageux qui fera tout pour l’éloigner de l’hôpital car elle refuse d’aller là « où ils vous font mourir jusqu’au bout ». Il récitera pour elle les prières juives qu’elle a oubliées et il usera alors de tous les stratagèmes contre ces « sales cons de médecins » qu’il condamne pour « refus d’assistance ». Il inventera alors à Madame Rosa une famille en Israël qui viendra la chercher pour l’emmener y vivre, et « s’il [le gérant de l’immeuble] mettait Madame Rosa à l’hôpital et moi à l’Assistance il allait avoir tous les Juifs et tous les Arabes de Belleville sur le dos, parce qu’il nous a empêchés de retourner dans la terre de nos ancêtres. » Romain Gary écrivait alors La vie devant soi dans les débuts flamboyants du conflit israélo-palestinien.

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Une vie devant soi 

« Tu as toute la vie devant toi ». C’est ce que disent les vieux à Momo pour le réconforter. Malheureusement pour Momo, ce garçon pour qui « le jour où [s]a mère ne s’est pas faite avorter, c’était du génocide », cette perspective n’est qu’angoisse. Mais ça, il le dit pas comme ça. Il utilise ses propres mots, désinvoltes et légers, donc poignants, dans un livre où tout ce qui est raconté n’est jamais un apitoiement sur soi. Mais on imagine bien les souffrances du petit Momo qui devant un spectacle de cirque était « tellement heureux que [il] voulai[t] mourir parce que le bonheur il faut le saisir pendant qu’il est là »

Dès le début on comprend que cet « enfant très intelligent, très sensible, trop sensible même », selon les dires du docteur Katz, est différent. Un garçon qui s’attachera tellement à un chien qu’il finira par le vendre à quelqu’un dont il est certain qu’il s’occupera bien de lui car avec lui, « sans argent et avec l’Assistance publique sur nos têtes, c’était pas une vie pour un chien. » Mais bien qu’il soit en manque d’argent, le petit Momo jettera lui-même dans les égouts l’argent qu’il a récolté. Une expérience qu’il réitéra par la suite. Car ce qui compte pour lui, ce garçon en manque sévère d’attention, c’est l’intérêt qu’il peut susciter chez les autres. S’il veut faucher des choses dans un magasin, c’est simplement pour se faire chopper. Mais pourquoi pas « faire le terroriste, avec détournement d’avions comme à la télé ? », parce qu’il a« jamais su ce qu’il faut faire pour être digne d’intérêt, tuer quelqu’un avec otages ou est-ce que [il] sait ». Ce sont les questions que se pose un enfant désabusé par la vie, pour qui « le bonheur est une belle ordure et une peau de vache ». Mais Momo n’est pas de ce genre. Il ne se lancera dans rien « avant d’avoir tout essayé pour [s]’en sortir ». Mais qu’en est-il des plus fragiles ? Comment les aide-t-on ? Comment les protège-t-on ? « En France, les mineurs sont très protégés, et on les met en prison quand personne ne s’en occupe ».

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