Restriction de visas pour la France : « C’est affligeant de prendre en « otage » des gens qui n’y sont pour rien », Mehdi Alioua, sociologue
Sociologue, chercheur, professeur à l’Université internationale de Rabat, Mehdi Alioua est spécialiste des migrations. Il revient pour le Courrier de l’Atlas sur la décision prise il y a un an par les autorités françaises de réduire drastiquement le nombre de visas accordés aux ressortissants des pays du Maghreb. La France reproche à ces trois pays de ne pas jouer le jeu en refusant de délivrer les laissez-passer consulaires indispensables au retour des immigrés sans papiers, refoulés de France.
LCDL : Fin septembre 2021, la France annonce qu’elle allait réduire drastiquement le nombre de visas accordés aux ressortissants des pays du Maghreb. Un an plus tard, a-t-elle tenu ses promesses ?
Mehdi Alioua : Oui. Si on compare les chiffres de 2019 (NDLR : dernière année représentative puisque non affectée par les restrictions de déplacements liées au Covid-19) avec ceux de cette année, la France a divisé par deux le nombre de visas accordés aux citoyens algériens et marocains. Pour les Tunisiens, la réduction est d’un tiers.
Comprenez-vous la décision des autorités françaises ?
Non, je ne la comprends pas. Que la France fasse pression sur les gouvernements des trois pays du Maghreb pour qu’ils coopèrent plus, soit, surtout que parfois, ils ne sont pas de bonne volonté parce qu’ils n’ont pas forcément envie que leurs ressortissants reviennent, mais je trouve cela affligeant de prendre en « otage » des gens qui n’y sont pour rien.
Ce chantage est inadmissible et déshonorant pour la France. C’est aussi une atteinte à la libre circulation des personnes. Les gens ont l’impression d’être punis collectivement. Ne pas pouvoir expulser un sans-papiers ne doit pas être une excuse pour empêcher des gens qui ont un lien étroit avec la France de pouvoir s’y rendre. C’est totalement disproportionné.
Les dommages collatéraux sont inadmissibles : il y a des personnes qui n’ont pas pu aller au mariage de leur fille, qui ont raté les naissances de leurs petits-enfants. Il y a des gens qui avaient pris l’habitude de venir se soigner en France grâce à l’accord de leurs mutuelles respectives, qui ont été empêchées à cause de cette décision inique. Rappelons qu’il s’agit parfois de questions de vie et de mort. Des millions de Maghrébins sont liés familièrement et économiquement avec la France. Cette décision est une erreur politique majeure. Résultat : le sentiment anti-français grandit au Maghreb et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les relations entre ces différents pays.
Cette décision vous a-t-elle surprise ?
Sur le moment oui, parce que je trouvais qu’un pallier inquiétant avait été franchi. Mais en prenant un peu de recul, je ne la trouve pas surprenante. Elle répond à une pression politique de l’extrême droite. Aujourd’hui, on essaie d’expulser des gens qu’on n’aurait jamais imaginé expulser il y a 30 ans. C’est aussi ça la lepénisation des esprits.
Est-ce la première fois qu’un pays européen prend une telle mesure ?
Déjà, il est utile de rappeler que dans le traité d’Amsterdam ratifié en 1997, il est dit que les pays européens doivent imposer aux pays d’immigration les « réadmissions » de leurs ressortissants arrivés illégalement en Europe, quitte à faire pression sur les visas. Voilà pour la théorie.
Pour la pratique, rares sont les pays européens qui ont appliqué de telles mesures. Cela a été le cas en 2007 quand l’extrême droite est entrée au gouvernement en Hollande. A ma connaissance, à ce jour, la France est le seul pays européen à avoir réduit le nombre de visas à cette échelle et à se vanter qu’il s’agit ici d’une bonne mesure politique.
La décision prise il y a un an s’est-elle avérée efficace ?
Pas du tout. En plus d’être injuste, cette décision n’est pas efficace. Il n’y a pas eu plus d’expulsions vers les pays du Maghreb depuis la baisse des octrois de visas. En faisant porter le chapeau aux pays du Maghreb, on déplace le problème : qu’ils soient de bonne volonté ou pas, cela ne changera que partiellement le taux de réalisation des expulsions.
Il faut expliquer également certaines choses : pour renvoyer vers son pays d’origine une personne en situation irrégulière, il faut d’abord prouver sa nationalité. Or les migrants concernés dissimulent très souvent leur origine.
Si les personnes tout juste arrivées sur le territoire sont plus facilement expulsables, quand les autorités les attrapent à la sortie de l’avion ou à l’arrivée dans un port, la situation est beaucoup plus difficile quand l’interpellation a lieu dans le métro. On peut alors avoir affaire à des personnes qui résident en France depuis de nombreuses années, qui ont un travail, une famille, des enfants et qui ont construit leur vie de ce côté-ci de la Méditerranée. Et là l’expulsion vers le pays d’origine est plus compliquée.
Et puis, ces mesures produisent également des effets dramatiques en poussant des milliers de jeunes et moins jeunes à emprunter des traversées en mer au risque de leur vie.
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