Noailles, la vie après le drame à Marseille

 Noailles, la vie après le drame à Marseille

crédit photo : Gérard Julien/AFP – Clément Mahoudeau/AFP


Le 5 novembre 2018, à Marseille, huit personnes ont trouvé la mort dans l’effondrement d’un immeuble de ce quartier, qui vit depuis au rythme des évacuations. Dans ces rues endeuillées du centre-ville, le retour à la normale est encore loin.


Deux mois après, l’émotion est encore vive. La ­colère, elle, s’est attisée. Ce 12 janvier 2019, la salle de concert du Molotov, à quelques pas de la rue d’Aubagne, accueille un public atypique. Pas de fêtards sur place, mais un étrange mélange de jeunes et de moins jeunes occupent silencieusement l’espace, dans l’attente de pouvoir prendre la parole. Ce sont des Marseillais qui ont dû quitter leur habitation et qui participent à l’assemblée des délogés. Un événement organisé par le Collectif du 5 novembre : Noailles en colère.


 


“C’est soit ça, soit vous partez !”


Après une brève introduction de deux avocats bénévoles venus répondre aux questions, un homme âgé, au léger accent maghrébin, prend la parole. “On est arrivés à la limite. Vivre dans une chambre d’hôtel pendant quinze jours, d’accord, mais là, les familles n’en peuvent plus, s’exclame-t-il, très remonté. On a perdu tous nos ­repères. Le soir, on rentre dans une chambre et qu’est-ce qu’on doit faire ? Du tremplin sur le lit ? On est dans une situation lamentable.”


Un autre homme met en garde l’auditoire. “Faites ­attention ! Vos immeubles, même s’ils sont vides, ne sont pas sécurisés par la Ville de Marseille. Ma mère a été cambriolée, on lui a tout volé.” La voix chargée d’émotion, une femme se saisit du micro. “Je m’exprime au nom de ma sœur qui est là, mais qui ne peut pas parler à cause d’une crise d’asthme. Il y a trois jours, on lui a dit de regagner son appartement qui est au 78, rue d’Aubagne (à quelques mètres seulement de l’endroit du drame, au 65, ndlr). C’est délabré, il fait froid, le sol commençait à bouger. On lui a dit : ‘C’est soit ça, soit vous partez’.”


Durant deux heures, des témoignages poignants se succèdent dans la pénombre du Molotov. L’image qui ressort est celle d’une ville encore meurtrie et d’une population déboussolée. Et pour cause. Depuis le 5 novembre, selon les décomptes effectués par la Ville, quelque 1 900 personnes ont dû quitter leurs logements, considérés comme dangereux. Et souvent, cet exil forcé prend des allures de chemin de croix.


 


Une vie qui bascule


Anissa en a fait l’expérience. En novembre, cette Lyonnaise de 29 ans installée à Marseille a vu sa vie basculer. “L’été dernier, il y a eu de fortes pluies et les murs de mon immeuble commençaient à gonfler à cause des infiltrations. Après le drame de la rue d’Aubagne, mon propriétaire est venu, on est montés au troisième étage, et on s’est aperçus que le toit s’était effondré. Les pompiers sont ­venus et m’ont dit de quitter l’appartement.” Partie sans préavis et sans pouvoir récupérer ses affaires, Anissa trouve refuge chez des amis mais, face à cette situation qui se prolonge, elle se résout, comme presque tous les Marseillais délogés, à prendre place dans une chambre d’hôtel mise à disposition par la Ville (lire l’encadré ci-dessus).


“Je n’ai eu que vingt minutes pour récupérer mes effets personnels. Du coup, je tourne avec deux pantalons, deux tee-shirts et trois pulls depuis deux mois… J’ai l’impression d’être en voyage dans ma propre ville”, soupire la jeune femme. Mais là n’est pas le plus grave. Anissa ignore quand et si elle pourra réintégrer son logement un jour, et la Ville ne lui a proposé, pour l’instant, que des relogements temporaires dans des quartiers périphériques – loin, très loin du Ve arrondissement où elle vivait et avait ses habitudes.


Aux affres personnelles des délogés s’ajoutent celles d’un quartier, Noailles, qui est l’épicentre de la crise du logement. A l’intérieur de ce dédale de ruelles étroites, situé à quelques encablures du Vieux-Port, l’animation et la vivacité habituelle des commerces semblent persister ; mais en réalité, la blessure est ­encore fraîche. Ici, où les évacuations ont été bien plus nombreuses que dans les autres quartiers, la conscience de vivre dans un faubourg délaissé a inévitablement fait surface. Et ce, même si le problème des logements indignes ne date pas d’hier.


 


Une population plus diversifiée qu’on le croit


Membre du Collectif du 5 novembre, Nassera Benmarnia a vécu à Noailles par le passé et se souvient très bien des conditions précaires de son logement. “J’ai habité dans le quartier il y a trente ans, l’immeuble à côté du mien était soutenu par des poutres, se souvient-elle. Mais sans garants, c’était tout ce que je pouvais me permettre.” Selon elle, les choses n’ont pas évolué et une part importante de la population de Noailles est composée de “personnes modestes, qui ne gagnent pas assez, qui n’ont pas de garants et habitent dans ces zones où les propriétaires sont moins regardants”.


Une population qui est pourtant plus diversifiée que ce qu’on croit. “L’image de Marseille populaire, c’est des familles maghrébines et comoriennes, tranche Kevin ­Vacher, lui aussi membre du Collectif du 5 novembre. Mais, en réalité, il y a aussi des jeunes précaires, issus de ce qu’on appelle la ‘creative class’, qui habitent Noailles.” Pour s’en rendre compte, ce doctorant en sociologie invite à regarder le profil des victimes. Une étudiante italienne avec un autre Italien d’origine sénégalaise, deux artistes, deux Maghrébins, dont un sans-papiers vendeur de cigarettes de contrebande, une mère de ­famille d’origine ­comorienne et un jeune Franco-Péruvien qui travaillait dans un hôtel. Des personnes d’extraction sociale diverse, mais unies par une précarité économique qui les avaient fait rester à Noailles.


Dans ce quartier, comme dans d’autres faubourgs populaires du centre-ville, l’inaction de la municipalité sur le dossier de l’habitat a été pointée du doigt. Mais par le passé, lorsque la municipalité s’est lancée dans des projets de rénovation, pour Kevin Vacher, le résultat a été pour le moins mitigé. “L’opération sur la rue de la République a été faite clairement pour chasser les pauvres. Les mobilisations de l’époque (au début des années 2000, ndlr) ont permis de maintenir une partie de la classe populaire à travers la création de logements sociaux.” Une question se pose alors : la tragédie de la rue d’Aubagne pourrait-elle constituer un prétexte pour lancer une gentrification ­accélérée de Noailles ?


 


Un hôtel 4 étoiles plutôt qu’un logement social


Selon Nassera Benmarnia, quelques indices en ce sens sont déjà visibles. “Regardez le projet de l’îlot Feuillants (ensemble d’immeubles insalubres aux portes de Noailles qui appartenait à la ville, ndlr). Ils auraient pu en faire un logement social. Au lieu de ça, ils construisent un hôtel 4 étoiles.” Une décision en décalage avec l’esprit populaire du quartier. “Le projet de la Ville pour Noailles, c’est d’en faire un quartier de commerces de bouche, relance Kevin Vacher. Pour cela, ils souhaitent s’appuyer sur le multiculturalisme existant, mais en en faisant quelque chose de plus ‘propre’, de plus touristique.”


Afin d’éviter le spectre d’un départ progressif des classes populaires de Noailles, ce dernier souhaite mettre en place des outils, comme le conditionnement des aides à la rénovation au plafonnement des loyers, des dispositifs de caution solidaire, ou encore des permis de louer pour combattre le fléau des marchands de sommeil, très actifs dans le quartier. Quoi qu’il en soit, à Noailles comme dans d’autres quartiers de la cité phocéenne, la conscience de la nécessité d’affronter le problème du mal-logement est désormais partagée par tous. Mais réparer le cœur de Marseille sans détruire son âme s’annonce ardu. 


 


Julien Ruas : "Les propriétaires ont intérêt à réaliser les travaux au plus vite


L’adjoint au maire de Marseille en charge de la prévention et de la gestion des risques urbains assure que 1 350 personnes sont actuellement prises en charge par la Ville, le temps que la rénovation des immeubles soit enclenchée. 


Pourquoi tant d’immeubles ont été évacués depuis le 5 novembre et pourquoi tant de personnes sont encore aujourd’hui délogées ?


Le drame de la rue d’Aubagne a fait prendre conscience à de nombreuses personnes que leur habitation représentait un danger potentiel. Beaucoup de signalements ont été faits. A chaque fois, des experts se déplacent et rédigent un rapport. Si un péril grave et imminent est constaté, les personnes sont évacuées. Depuis le 5 novembre, à Marseille, 219 immeubles l’ont été. Parmi eux, 62 ont bénéficié de travaux et ont pu être réintégrés. En ce qui concerne les autres, un délai pour la rénovation a été fixé, mais il revient ensuite au propriétaire de l’immeuble de faire le nécessaire. Certains ont fait les travaux tout de suite, d’autres ne veulent pas s’en charger ou ne peuvent pas, faute de moyens.


La Ville ne peut-elle pas se substituer aux bailleurs ?


Si, la municipalité peut entreprendre les travaux d’urgence à leur place, mais il faut d’abord que le délai laissé aux propriétaires se soit écoulé.


Comment s’organise l’hébergement des délogés ?


Aujourd’hui, nous hébergeons 1 350 personnes dans des hôtels. Cela s’explique par le fait que de nombreux propriétaires sont “carents” : ils n’ont pu prendre en charge qu’une trentaine de locataires. La ­municipalité avance les frais mais, ensuite, nous refacturerons le coût aux bailleurs. Les chambres d’hôtels coûtent 80 euros par nuit, ce qui représente 2 400 euros par mois. Les propriétaires ont donc tout intérêt à réa­liser les travaux au plus vite. Certains n’ont pas très envie d’avancer, c’est à nous de les y contraindre.