Réponse à Tahar Ben Jelloun : La cause palestinienne ne mourra pas tant qu’il y aura des gens honnêtes et de l’encre qui coulera

 Réponse à Tahar Ben Jelloun : La cause palestinienne ne mourra pas tant qu’il y aura des gens honnêtes et de l’encre qui coulera

Moi, maghrébine et musulmane de naissance, de culture et d’éducation moderne allemande, qui suis indifférente à ces attributs identitaires, ne trouve pas les mots pour dire combien je suis accablée par votre tribune au sujet des récents évènements du conflit israélo-palestinien.

 

Je vous ai croisé lorsque j’étais adolescente. C’était votre roman « Enfant du sable » traduit en allemand. Vous étiez ainsi le premier écrivain franco-maghrébin que j’ai lu. Je me suis ensuite intéressée de plus près à cette littérature et ses représentants venant d’outre-Rhin. D’abord contrainte de vous lire en allemand, ceci a changé lorsque j’ai, en tant que jeune lycéenne, participé à un concours de lecture à voix haute en français. J’avais choisi de présenter un passage de « Le racisme expliqué à ma fille ». J’ai emporté ce concours et je me souviens encore des félicitations du jury pour mon choix de lecture. A ce moment-là, c’était plus important pour moi que d’avoir gagné le concours. J’avais déjà saisi l’importance de la littérature et j’avais un message, habillé en vos mots, à faire entendre.

Dans votre tribune, vous déclarez dans un zèle, l’actionnisme et dans une émotion légitime, que la cause palestinienne est morte. Or, vous semblez ignorer que vous ne possédez pas la capacité, ni vous, ni moi, ni personne, d’ailleurs, de porter une telle déclaration. La cause palestinienne n’est pas une cause pour les Palestiniens uniquement, mais une cause pour toute personne honnête vivant sur cette planète. Ou, pour le dire dans les mots de Ghassen Kanafani, cet écrivain palestinien assassiné avec sa nièce par le Mossad, pour avoir été la voix de la cause palestinienne : « Tout dans ce monde peut être volé, sauf une chose ; cette chose, c’est l’amour qui émane d’un être humain envers un engagement solide pour une conviction ou une cause. » Combien la littérature pouvait, peut et pourra porter les causes les plus nobles ? Ou faudrait-il mettre cette phrase au conditionnel ? En réponse aux évènements du 7 octobre 2023, la foire du livre de Francfort a annulé la cérémonie de remise du prix à la romancière palestinienne Adania Shibli pour son roman « Un fait mineur ». Oui, c’est aussi par ces moyens qu’on essaie de tuer la cause palestinienne mais elle ne mourra pas tant qu’il y aura des gens honnêtes et de l’encre qui coulera.

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Quand on écrit, le choix des mots n’est jamais anodin. Vous le savez très bien. On peut ainsi décider d’utiliser une rhétorique qui soutient l’hypothèse d’une « guerre de religion », d’un « choc des civilisations », d’une lutte des Lumières contre une « axe du mal ». Combien cette hypothèse nous a coûté cher dans le vivre ensemble de nos sociétés ? Combien de sang a coulé depuis qu’elle a envahi l’esprit collectif ? En la transposant sur le conflit israélo-palestinien, c’est la nature purement politique du conflit qu’on dissimule. C’est faire oublier l’oppression coloniale impérialiste qui est mené avec une brutalité extrême par un gouvernement d’extrême droite avec ses éléments suprémaciste et raciste et son hybris, syndrome de toute puissance.

Affirmer ou laisser entendre que ce conflit est essentiellement un conflit autour et avec le Hamas revient, soit à une naïveté désarmante, soit à l’alimentation d’une propagande de guerre. Le Hamas n’est, aujourd’hui, qu’un pion dans une opération militaire à plus grande échelle. C’est l’essence même de cet impérialisme occidental qui créée des maux et horreurs pour ensuite s’en servir comme justification pour sa tyrannie. C’est dans ce sens que chaque approche juste, non simpliste, doit poser la question de comment et pourquoi le Hamas, tel qu’il est, existe aujourd’hui. La partialité avec laquelle est traité ce conflit et les évènements récents dans la plupart des médias et politiques occidentales, y compris en France, n’exprime, à mes yeux, qu’une chose : le retour d’un refoulé colonial.

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« Quel que soit le nombre de morts » dites-vous. Au moment-même où je suis en train de rédiger ces lignes, plus de 9 000 personnes ont trouvé la mort à Gaza dont la plupart des enfants et des femmes. Et nous savons que ce nombre va continuer à croître car une fois de plus, nous voyons un génocide se dérouler devant nos yeux, ou, comme l’a exprimé Craig Mokhiber, directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux droits humains, qui a décidé de démissionner de son poste : « Le projet colonial européen, ethno-nationaliste, de colonisation en Palestine est entré dans sa phase finale, vers la destruction accélérée des derniers vestiges de la vie palestinienne indigène en Palestine. Qui plus est, les gouvernements des États-Unis, du Royaume-Uni et d’une grande partie de l’Europe sont totalement complices de cet horrible assaut. »

« Quel que soit le nombre de mort de part et d’autre », dites-vous.

Le déplacement permanent de la population palestinienne n’est pas un évènement historique car les confiscations de terre n’ont jamais cessé tout comme le nettoyage ethnique et culturel. Et pourtant, l’exode forcé d’il y a 75 ans « cette tragédie, nous la porterons dans notre mémoire comme une blessure faite à toute l’humanité. Une blessure, jamais fermée, jamais oubliée. » Pour le dire dans vos mots, ou presque.

Iman Hajji

Islamologue et docteure en linguistique et civilisation arabe (Lyon)