Refus de célébration de l’indépendance: une posture idéologique de Carthage ?

 Refus de célébration de l’indépendance: une posture idéologique de Carthage ?

En s’abstenant pour la deuxième année consécutive de célébrer de quelque façon que ce soit la date anniversaire de l’indépendance de la Tunisie le 20 mars, le président Kais Saïed a ouvert la voie à toutes sortes de spéculations sur les motivations derrière cette obstinée fin de non-recevoir.

 

L’an dernier, le 20 mars 2020, le Palais de Carthage n’avait déjà pas tenu la moindre activité dédiée à la commémoration de l’indépendance du pays. Mais à l’époque, en plein déclenchement de la crise sanitaire Covid-19 et des annonces des premiers confinements nationaux, ce manquement à la tradition était alors passé relativement inaperçu.

Impossible cette année de ne pas relever ce qui apparaît désormais clairement comme un message délibéré, éminemment politique, de la part de la présidence de la République sous Saïed, qui s’est contenté d’une grâce présidentielle de quelques prisonniers le 19 mars. Quel contraste en effet avec le faste des cérémonies dédiées à cet anniversaire sous son prédécesseur feu Béji Caïd Essebsi, qui jusqu’en 2019 y avait convié l’ensemble des dignitaires et élites du pays, l’occasion d’un discours présidentiel.

Kais Saïed n’est pas sans le savoir, tout comme il n’ignore pas que même sous la présidence à caractère révolutionnaire de Moncef Marzouki, l’institution accordait tout autant d’importance à cette date, en marquant le coup par une allocution présidentielle. Qualifié par ses détracteurs de « président accidentel » élu à la faveur d’un concours de circonstances, Saïed a-t-il cependant la légitimité nécessaire pour attenter aux fondamentaux constitutifs de la mémoire du pays ?

Allocution de Béji Caïd Essebsi le 20 mars 2019

Révisionnisme historique et volonté de rupture

A l’issue de bientôt une année et demie d’exercice du pouvoir exécutif, les Tunisiens savent à présent que leur nouveau président se montre régulièrement imprévisible. Plusieurs jours peuvent ainsi mystérieusement s’écouler sans qu’aucune activité ne soit relayée par la page officielle de la présidence. Du goût prononcé pour la calligraphie et l’arabe littéraire, aux codes archaïques qu’il puise dans l’orientalisme, l’homme semble démontrer en outre une volonté assumée de modification de ce qui fait l’identité profonde de la République tunisienne.

Sur des documents officiels calligraphiés par Carthage, l’année de l’hégire (1442) précède désormais l’année dite administrative 2021. Autant de signes d’une refonte, dans la pensée de Saïed, de l’appartenance de la nation à la Oumma plutôt qu’au référentiel national tunisien.

Commentant ce revirement réactionnaire en termes de narratif national, le politologue Youssef Cherif écrit :

« Ben Ali n’a eu de cesse d’éviter de célébrer la Fête de l’indépendance, dans un souci manifeste de se distinguer de Bourguiba le leader historique. L’appareil de l’Etat et ses affiliés s’étaient à l’époque plutôt focalisés sur des fêtes administratives bâtardes et artificielles comme la Fête de la jeunesse et la commémoration du changement du 7 novembre. Mais aujourd’hui nous sommes face à un président qui n’aime visiblement ni la Fête de l’indépendance, ni mêmes les fêtes d’une façon générale. Cela serait compréhensible s’il s’agissait d’un président méprisant les artifices et les protocoles, mais il se trouve que cet homme est tellement procédurier qu’il a suspendu des pourparlers entiers au motif d’une coquille dans un document. Cela serait aussi compréhensible s’il avait été le faiseur de la révolution de 2011, réalisé autre chose que du verbiage, ou donné au pays plus important que son indépendance. Nous aurions compris aussi si ce puritanisme affiché se traduisait par des faits. Mais en cette semaine de commémoration de l’indépendance, il a conversé au téléphone avec le président français et nous continuons par ailleurs à nous plier au diktat du FMI. Qu’on le veuille ou non, le 20 mars marque la première pierre à l’édifice de l’Etat national tunisien moderne dont la démocratie est l’aboutissement ».

Cherif rappelle ainsi entre les lignes que le président Saïed n’a pas non plus célébré le moins du monde le 14 janvier, lui préférant la date du 17 décembre, celle de l’immolation par le feu du vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, évènement qu’un courant de pensée populiste considère comme le seul acte de révolte digne de commémoration, la révolution ayant été par la suite confisquée.

Même indignation de la part de l’activiste Adnane Belhajamor : « Impensable. Au Canada, la mairie de Niagara illumine les célèbres chutes et les met aux couleurs rouges et blanches de la Tunisie pour commémorer l’anniversaire de l’indépendance de notre pays; et ici la présidence de la république ne publie même un communiqué pour célébrer cet évènement majeur de l’histoire nationale. Si ce n’est pas une provocation jetée à la face du pays, qu’est-ce que cela serait ? ». Il ajoute : « Tous les états du monde fêtent en grandes pompes leurs anniversaires d’indépendance. Depuis qu’Ennahdha s’est incrustée dans les rouages de l’état tunisien, on passe presque en silence la commémoration de l’indépendance nationale. C’est désespérant d’anti-patriotisme et de nonchalance par rapport au devoir national ».

Ce dernier point n’est cependant pas tout à fait exact. Soucieux d’intégration et d’assimilation, les islamistes d’Ennahdha ont en réalité célébré en marge d’une conférence du parti la Fête de l’indépendance, contrairement donc à Kais Saïed qui se situe une fois de plus dans la radicalité, bien plus à droite que les islamistes tunisiens sur de nombreux points.

Dans la cohabitation qui oppose Saïed au chef du gouvernement Hichem Mechichi, ce dernier n’a pas manqué l’opportunité de s’engouffrer dans la brèche : le second chef de l’exécutif a ainsi redoublé d’efforts pour apparaître quant à lui comme leader patriote s’inscrivant dans la lignée ancestrale du Mouvement national tunisien, poussant l’ostentation jusqu’à faire le déplacement à Monastir pour saluer la mémoire d’Habib Bourguiba en se recueillant dans son mausolée.

En 2016, alors que Kais Saïed était encore enseignant universitaire, des employés de l’Instance Vérité et Dignité présentent le document actant l’indépendance de la Tunisie en marge d’une expo à la Foire du livre. Un document signé le 20 mars 1956 à Paris par le ministre français des Affaires étrangères, Christian Pineau, et Tahar Ben Ammar, chef du gouvernement de Lamine Bey

 

Des idées complotistes au pouvoir ?

Parmi les poncifs récurrents en Tunisie et plus généralement au Maghreb, il en est une qui a la peau dure, celle particulièrement persistante selon laquelle la France aurait signé des documents secrets avec les nouveaux dirigeants locaux avant de concéder le renoncement au protectorat, des textes lui permettant de garder la mainmise notamment sur certaines richesses naturelles.

Cette théorie conspirationniste est omniprésente entre autres milieux chez le courant souverainiste dont se prévalent de nombreux jeunes et moins jeunes électeurs de Kais Saïed. Etant donnée la posture idéologique implicitement exprimée par ce dernier s’agissant du 20 mars, difficile de ne pas penser que le président Kais Saïed lui-même ne s’inscrit pas dans ce négationnisme de l’indépendance de la Tunisie, avec tout ce que cela implique comme style de gouvernance atypique et paranoïaque.

Loin de s’ouvrir au débat sur cette question problématique et d’autres tout aussi clivantes, le président de la République se réfugie dans un mutisme préoccupant, s’isolant chaque jour un peu plus dans sa tour d’ivoire de la surenchère vertueuse. Une posture de la défiance encouragée par son entourage, à commencer par son frère Naoufel Saïed qui multiplie les publications incitant le président à persévérer dans cette fuite en avant, ou encore sa chef de cabinet Nadia Akacha qui a cette semaine entamé sa propre carrière politique sur les réseaux sociaux.

 

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