Réélection de Macron : La représentation n’est pas l’incarnation
Dans la vie moderne, les présidents de la République n’incarnent plus, ils représentent la diversité et l’hétérogénéité de leurs peuples. Réélu, Macron n’échappe pas à cette réalité au-delà de la question évoquée de sa marge de manœuvre.
Il est difficile qu’un Président de la République puisse incarner la nation dans une démocratie plurielle et enracinée, où les élections sont très disputées, où la médiatisation outrancière des personnalités politiques n’est pas toujours à leur avantage, où l’héritage du schisme révolutionnaire est toujours omniprésent, où les polarisations politiques s’intensifient (entre la droite et la gauche, entre démocrates et extrême droite, et aussi entre peuple et élites), où les nouvelles fractures sociales ne sont plus aussi claires que dans le passé, où les luttes de ressentiment entre les multiples catégories sociales se substituent aux luttes de classes tranchées, comme c’est le cas des Gilets jaunes, où la question de l’identité nationale et culturelle est elle-même remise en cause en raison de l’immigration, qui divise un peuple, voire qui renforce les extrêmes. Macron vient d’en faire l’expérience à ses dépens. Les résultats confirment cette difficulté d’incarnation du président, notamment dans un pays en pleine recomposition politique.
Emmanuel Macron obtient au deuxième tour en effet 58,55% des voix avec 18.779.809 votants, alors que Marine Le Pen obtient 41,45% des voix avec 13.297.728 votants. Cette élection est marquée par un taux d’abstention important (28,01%) pour une élection présidentielle, censée être le moment le plus symbolique de la démocratie française. La participation n’a atteint que 71,99% avec 23.077.537 votants (moins qu’au premier tour où la participation était de 73,69%). Par ailleurs, les votes blancs et nuls sont loin d’être limités, 8,55%, surtout si l’on pense qu’ils correspondent à trois millions d’électeurs, alors qu’au premier tour, les votes blancs et nuls se limitaient à 2% environ (800.000 votes). Ce qui veut dire qu’il y a une désaffection de l’électorat du premier au deuxième tour, qui ne se reconnaît pas tout à fait dans les deux candidats restants au deuxième tour. Le premier tour était lui-même disputé. Seulement un million d’électeurs séparait les trois premiers candidats : Macron (9.783.058 voix avec 27,85%), Le Pen (8.133.828 voix, 23,15%) et Mélenchon (7.712.520). Il aurait même manqué un peu plus de 400.000 voix à Mélenchon pour passer au second tour.
Cela ne fait pas pour autant de Macron « le président le plus mal élu », comme l’a dit le polémiste Mélenchon dans sa déclaration de dimanche soir après les résultats. C’est faux. Macron est le quatrième président le mieux élu dans l’histoire de la République, après Chirac en 2002 (25.537.956), Macron en 2017 (20.743.128), Sarkozy en 2007 (18.983.138), Macron en 2022 (18.779.641), puis Hollande en 2012 (18.000.668), Mitterrand en 1988 (16.704.279), Mitterrand en 1981 (15.708.262), Giscard en 1974 (13.396.203), de Gaulle en 1965 (13.083.699), enfin Pompidou en 1969, le plus mauvais score avec 11.064.371, sans doute « le plus mal élu ».
Comment se fait-il que de Gaulle, avec ce mauvais score, mais sans doute aussi avec moins d’électeurs inscrits sur les listes électorales en 1965 par rapport à aujourd’hui, a réussi à incarner son pays davantage que Macron aujourd’hui qui a obtenu pourtant un score nettement meilleur, alors que la césure à l’époque était entre les communistes et les gaullistes ? La réponse ne se trouve pas seulement dans la légitimité historique et le charisme de de Gaulle, fondateur de la Ve République, qui concevait la politique comme un face-à-face direct avec le peuple. L’incarnation comprend un aspect moral – l’adhésion spontanée d’un peuple à un homme – que n’a pas Macron, le jeune technocrate, qui a du mal, malgré tout à rassembler les Français, un peuple quasi ingouvernable ou difficile à gouverner, où les citoyens, politiquement et traditionnellement agités, sont attachés à des cultures politiques dissemblables enracinées dans leur histoire. De Gaulle représentait, on l’a vu, moins que Macron, mais incarnait davantage que lui. De même pour Mitterrand, qui, aussi spectaculaire qu’était son élection, symbolisant l’alternance de la gauche au pouvoir, n’a pu incarner la nation entière, qui était alors plus divisée que jamais entre la droite et la gauche.
Comment Macron peut-il incarner la France alors que, si on jette un coup d’œil sur l’implantation des candidats au premier tour dans les communes, élément dénotant de leur enracinement réel dans le pays, on constate que dans l’ensemble des 34.968 communes que connait la France, Macron ne l’emporte que dans 11.788 communes (7.358 en 2017), notamment dans les métropoles et villes moyennes. Alors que Marine Le Pen est arrivée première dans 20.000 communes, mais dans des petites communes éloignées des centres urbains et avec moins de votants. Mélenchon, le protestataire populiste de gauche a remporté, lui, en comparaison 3000 communes. La France profonde, la Gaule, celle du terroir, est bien d’extrême droite, davantage il est vrai dans certaines régions que dans d’autres. On le sait, la victoire communale n’est pas la victoire nationale. Indépendamment de son discours, Marine le Pen a certainement progressé électoralement, et sur le plan national et sur le plan communal. C’est cette implantation communale qui lui donne une certaine « crédibilité » politico-électorale. Certes sa faiblesse demeure dans les zones urbaines, mais le travail de terrain qu’elle a entamé le lendemain de 2017 a malgré tout fini par payer. Alors que Mélenchon a spectaculairement progressé, lui à l’échelle nationale, en profitant du déclin fatal du parti socialiste. Comment Macron peut-il incarner ou rassembler cette diversité souvent hostile ?
Electoralement Macron, comme la majorité des présidents français élus dans la Ve République, aura du mal à incarner l’ensemble des Français, même s’il est officiellement le Président de tous les Français. Les législatives lui rappelleront sans doute la réalité des véritables rapports de force, surtout que beaucoup de forces politiques réclament le retour à la proportionnelle, plus représentative du pays, et l’abandon du mode de scrutin majoritaire à deux tours, considéré plus brutal et anachronique dans l’étape présente aux législatives. Les fractures modernes se sectorisent en effet de plus en plus : fractures politiques, sociales, environnementales, économiques, sanitaires, retraites, immigration, éducation, pouvoir d’achat.
Le chef politique, aussi « souverain » soit-il, est-il en mesure d’absorber tous ces éléments hétérogènes. D’ailleurs, souvent la théorie politique associe la dimension souveraine à l’Ancien Régime et la dimension représentative à la modernité. Dans les démocraties modernes, le chef de l’Etat élu représente davantage la pluralité qu’il n’incarne l’unité du tout. Le monarque pouvait incarner dans le passé l’unité au nom de Dieu, à la manière hobbesienne, le chef du parti communiste pouvait aussi incarner l’unité du dogme et du prolétariat, mais dans la modernité politique, l’incarnation cède la place à la représentation de l’hétérogénéité. Ce sont les régimes autoritaires et totalitaires qui sont hantés par l’incarnation, qui veulent tout dévorer. En démocratie, la pluralité des opinions et des forces politiques est naturelle. Le peuple demande juste à ne pas être absorbé par le représentant, en tant que citoyen et en tant qu’individu. Et les représentants connaissent leurs limites.
Macron n’a volé sa victoire à personne, « je n’y suis pour rien dans le déclin des grands partis » a-t-il dit récemment. Il n’est pas non plus « le président le plus mal élu », comme l’a déclaré à tort Mélenchon. On est tenté de dire qu’il vaut mieux être « mal élu » que pas élu du tout. Electoralement, il a été bien élu, mieux que beaucoup d’autres. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours permet le report des voix des candidats battus au premier tour au second tour, renforçant les forces du vainqueur, qui ne sont pas forcément nettement supérieures à celles des outsiders, telles qu’elles paraissent au premier tour. Tous les présidents en bénéficient. Que le nouveau président soit acculé à faire des coalitions, compromis, à se rapprocher de ses adversaires, est le propre d’un représentant respectueux du verdict des urnes. S’il ne peut incarner tout le monde dans une société plurielle et fracturée (la France a-t-elle cessé d’être divisée ?), il doit chercher à représenter les divers électeurs, qui ont voté pour ou contre lui. « Votre vote m’oblige », comme il l’a déclaré hier. C’est banalement sa mission première. Pourquoi la situation devrait être plus dramatique face à l’extrême droite aujourd’hui que face aux communistes hier ? Peu de présidents français ont disposé d’une grande marge de manœuvre dans l’histoire de la Ve République. Et une éventuelle cohabitation Président-gouvernement à l’issue des législatives ne serait pas une première historique.
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