Quels scénarios pour une sortie de crise en Tunisie ?

 Quels scénarios pour une sortie de crise en Tunisie ?

Nouvelle gestuelle emblématique de la reprise en main présidentielle : ce geste poing levé de Kais Saïed qui a sillonné l’Avenue Bourguiba pour la 3ème fois en une semaine

Une semaine après le coup de force présidentiel du 25 juillet, la Tunisie est à la croisée de chemins. Si pour de nombreux Tunisiens « le forcing était nécessaire » et des garde-fous existent contre toute tentation autoritaire, la non nomination d’un chef de gouvernement, les arrestations ciblées et la réapparition de menaces contre sur la liberté de la presse laissent présager de lendemains difficiles pour le pays où plusieurs scénarios demeurent possibles.

 

Au moment où les supporters les plus enthousiastes du président Saïed s’impatientent et lui demandent des mesures plus significatives encore contre la corruption avant que ne s’écoulent les 30 jours d’état d’exceptions impartis par l’article 80, les arrestations se concentrent jusqu’ici sur certains des plus virulents adversaires politiques du président, pour qui la levée de l’immunité a permis de faire appliquer des mandats d’amener et de dépôt préexistants.

 

Point de miracle contre la corruption et les spéculateurs

Ces dernières 48 heures ont par ailleurs été marquées par trois rencontres à caractère économique sollicitées par le Palais de Carthage où Saïed a reçu tour à tour le numéro 1 de la centrale patronale, le directeur de la pharmacie centrale, les représentants de l’association des professionnels des banques et des institutions financières, ainsi que le gouverneur de la banque centrale.

« Je ne suis pas un spécialiste des questions économiques », reconnaît d’emblée Kais Saïed en entamant cette série de tête-à-tête où il n’a fait que demander verbalement aux uns de baisser les prix pratiqués, aux autres de baisser leurs taux d’intérêts. Une gestion par le simple pouvoir de la parole en somme. Surfant sur la vague pro Saïed, des commerçants de divers secteurs ont aussitôt affiché des réductions dès ce weekend, mais pour combien de temps, en l’absence de réformes structurelles contre la spéculation ?

« On ne mettra pas fin à la corruption en 30 jours ! », ironise le juriste et activiste politique Jaouhar Ben Mbarek, pour qui la corruption est « profondément ancrée dans nos mœurs, elle structure notre quotidien ». « Ce que l’on appelle corruption est aussi quelque chose de constitutif de la politique du salariat lui-même en Tunisie ». « Depuis des décennies, l’accès à la fonction publique via des salaires de misère repose sur un pacte tacite entre l’Etat employeur et les petits salaires tunisiens : on lui garantit les minimas, de quoi subsister, à lui de se débrouiller pour le reste… Dessous de table, pots de vins pour le policier, cours supplémentaires pour les enseignants, bakchich pour le gardien d’immeuble, etc. Pour tous ces gens, éradiquer la corruption sans solution de rechange c’est les condamner à mort ».

 

Séquence historique charnière

Alors que prévaut dans la rue et sur les réseaux sociaux, depuis le 25 juillet, un retour au champ lexical de la « purification », du « nettoyage » et des « purges » comparable à celui pratiqué par les plus radicaux révolutionnaires de 2011, le scénario qui se profile n’est pas sans rappeler celui vécu par l’Ukraine et sa contre-révolution de 2010.

Le retour au pouvoir, 6 ans après la révolution orange de 2004, du parti pro-russe avec l’élection de Viktor Ianoukovitch y avait été marqué par une régression des avancées faites sous la présidence de Viktor Iouchtchenko en termes d’État de Droit. Pendant de longs mois, un climat de vindicte et de contre-purges s’était alors installé, certes moins violent et meurtrier que celui, plus près de nous, accompagnant la fermeture de la parenthèse révolutionnaire en Egypte.

Pour Vincent Geisser, « il est encore trop tôt pour se prononcer ». Le politologue avance néanmoins trois scénarios potentiels et dans une certaine mesure imbriqués les uns dans les autres.

Celui d’abord de la « restauration autoritaire ». « Première étape d’un véritable coup d’État à la Sissi, qui répond à un scénario visant à restaurer en Tunisie un régime présidentiel de type autoritaire, soutenu sur le plan intérieur par l’armée et les secteurs sécuritaires et, sur le plan extérieur par des puissances étrangères comme l’Égypte, les Émirats arabes unies et l’Arabie Saoudite, qui n’ont jamais accepté la moindre démocratie dans le monde arabe et qui sont donc prêts à casser l’expérience tunisienne quitte à recourir à la répression la plus brutale ».

Il y a ensuite ce que Geisser appelle « l’inflexion plébiscitaire de la démocratie tunisienne ». Référence au « rêve du Président de la République de créer une nouvelle « démocratie » fondée sur une sorte de confiance entre une le détenteur de l’exécutif (le président) et le peuple. Cela supposerait une réforme en profondeur de la Constitution du 26 janvier 2014, réduisant considérablement les pouvoirs du Parlement et du gouvernement et donc à moyen-terme un référendum constitutionnel ».

Scénario le plus optimiste enfin, « l’instauration d’un rapport de force temporaire ». Le Président y entendrait « exploiter la situation de crise sociale et sanitaire pour contraindre la majorité parlementaire à un compromis politique davantage favorable au bloc présidentiel, neutralisant provisoirement l’action des partis politiques, notamment Ennahdha. De ce rapport de force temporaire, le Président espère renforcer ses assises populaires et imposer ses vues, sans toucher en profondeur l’édifice constitutionnel ».

Bien sûr, ces trois hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre, conclue-t-il, sans minimiser la résistance de larges secteurs de la société tunisienne, y compris chez les anti-islamistes dont beaucoup restent partisans de la Constitution démocratique du 14 janvier 2014.

Mais la facilité avec laquelle Saïed a pu faire annuler par ses mesures, de facto, le scrutin législatif d’octobre 2019 fera date pour les échéances futures à long terme : s’il venait un jour à quitter le pouvoir par une alternance pacifique, son coup d’éclat aura à n’en pas douter valeur de jurisprudence.