Quelle crédibilité apporter au scénario putschiste de « Jafaj » en Tunisie ?

 Quelle crédibilité apporter au scénario putschiste de « Jafaj » en Tunisie ?

Le site américain autoproclamé spécialisé dans le renseignement, « Jafaj.net », a publié une note à propos de la Tunisie qui agite le web ces dernières 24 heures. De présumées sources diplomatiques et de supposés insiders de l’armée tunisienne y décrivent un scénario préparé par l’armée pour écarter Kais Saïed le moment venu. Décryptage et démystification.

Rédigée en 15 points, dans un style télégraphique, la note titrée « In Tunisia, a soft class act military coup is cooking » (« En Tunisie, un coup d’Etat soft et maquillé est en préparation »), littéralement « mijoté », reprend du point de vue de la forme la condensation caractéristique des rapports du renseignement. Pour autant, l’entité se trouvant derrière « Jafaj » reste entourée de mystère.

 

Jafaj, site d’intelligence à l’identité floue

A la genèse relativement récente, la première publication datée du site remonte à l’été 2020. Il se présente en des termes superlatifs plutôt flatteurs, puisqu’il s’enorgueillit d’être une firme US proposant du contenu « inégalé » ayant trait au renseignement autour du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord. Un statut que le site dit devoir à un réseau « sans précédent » d’experts.

Vérification faite, le nom de domaine a bien été acquis par une société américaine et le serveur hébergeant le site est bien basé aux États-Unis. Mais la consonance du nom en « J » fait conclure à de nombreux internautes que le site affiche à demi-mot son identité israélienne ou juive, à l’instar d’autres sites du même type.

Il s’agit en l’occurrence de la première fois où le site aborde la situation tunisienne. Certaines de ses publications à propos du Maroc notamment ont été en partie « débunkées » par nos confrères, épinglées pour quelques approximations, voire des invraisemblances. Cependant le contenu qui nous est proposé ici mérite que l’on s’y attarde, car tout n’y est pas sans intérêt.

 

« Stating the obvious », ou quelques secrets de polichinelle

« Des sources appartenant au renseignement en Tunisie ont confirmé que l’armée nationale envisageait un changement de régime dans lequel l’actuel président, Kais Saied, quitterait le pouvoir », pose comme postulat le site, qui développe :

« Une source occidentale en poste dans la capitale tunisienne a déclaré à JaFaJ que « l’armée tunisienne a déjà tout planifié, c’est une question de quand, pas de si, et Saied le sait déjà, il aurait dit à l’armée qu’il était prêt à se retirer dès qu’ils le lui demandent ». »

Or, les chantiers engagés par le président Kais Saïed laissent au contraire présager d’un projet de longue haleine. De la consultation populaire, au projet de nouvelle République, en passant par la réécriture en cours de la Constitution et de lutte contre la corruption que Saïed appelle « purification », rien ne laisse penser à un départ imminent mais plutôt à un projet « civilisationnel » long-termiste.

Néanmoins, que le président Saïed se soit fait aider par l’armée tunisienne dans son coup de force du 25 juillet dernier est de notoriété publique. L’annonce du gel du Parlement (à l’aide d’un tank militaire plus tard remplacé par un blindé des forces de l’ordre) avait été faite par un chef de l’Etat entouré des généraux de l’armée et de la sûreté. Depuis, les poursuites de civils et de députés devant des tribunaux militaires se sont multipliées.

 

Islamistes VS militaires, le sempiternel destin arabe

Le site est en revanche plus précis lorsqu’il évoque la chronologie de la mise en orbite du président Saïed, suivie par l’exaspération de certains hauts responsables face à ce qu’ils qualifient de « lubies » dictatoriales :

« Depuis son entrée en fonction, Kais Saied a été gêné par la forte présence des Frères musulmans tunisiens dans le pays, ainsi que par la lutte de différentes factions au sein de l’establishment tunisien lui-même. Par conséquent, Saied considérait initialement l’armée comme le seul partenaire fiable et prévisible. Cela l’a rendu très accommodant envers les généraux de l’armée. Les moqueries de ses adversaires sont récurrentes. Certains affirment qu’il est la « marionnette » de l’armée. »

Le 5 août 2021, soit dix jours après les évènements du 25 juillet, nos confrères du Monde avaient publié un article intitulé « En Tunisie, le président Saïed soigne ses militaires ». Lilia Blaise, y avait détaillé les avantages accordés aux armées depuis l’élection de Kais Saïed et le retour d’ascenseur présumé qui en a résulté. Un article qui avait valu à son auteure et au média une campagne de diabolisation et de menaces par certains partisans radicaux du 25 juillet.

Le document de Jafaj poursuit en postulant « l’histoire d’amour unilatérale de Kais Saied avec l’armée », expliquant que « même si les principaux généraux de l’armée ne sont pas convaincus des compétences de Saied, ils l’utilisent pour faire le boulot […]. Saied a suspendu le Parlement dominé par les Frères musulmans, levant l’immunité parlementaire des membres et ordonnant à l’armée de fermer le bâtiment du Parlement. Les actions de Saied ont consisté à relever le Premier ministre de ses fonctions, à assumer le pouvoir exécutif, à suspendre le Parlement, à fermer deux bureaux des agences de presse étrangères. Cela a permis à Saied de gouverner par décret. Une guerre médiatique est en cours et a été remportée par les Frères musulmans tunisiens. Politiquement, ils sont connus sous le nom de Parti Ennahda. Alors qu’ils essaient de brûler Saied sur le bûcher, ils n’essaient même pas de faire référence ou d’attaquer l’armée », constate Jafaj.

 

La thèse et l’antithèse

Plus loin, la même source tempère : « Un agent des services secrets tunisiens en Europe s’est entretenu avec JaFaJ et a expliqué qu’il « n’y aura pas de coup d’État parce que l’armée ne renversera pas Kais Saied. Ils l’aident simplement à sauver le pays des radicaux dont les Frères musulmans. Une fois que le pays sera stabilisé, Saied peut choisir de se retirer et de permettre la tenue d’élections sans radicaux, ou il peut simplement choisir de se présenter à nouveau » et nous « l’aiderons mais ne le renverserons jamais ».

« Un autre cadre du renseignement tunisien n’était pas d’accord en rétorquant que « Oui, il n’y aura pas de coup d’État en soi, mais il y a déjà un accord entre Saied et l’armée, et cet accord stipule qu’il restera au pouvoir et démissionnera après le système politique du pays a été nettoyé des radicaux et des islamistes ». La source a ajouté « De plus, l’homme s’est avéré être un fardeau pour l’armée et le pays », et a poursuivi en disant qu' »il dit des choses stupides et apparaît comme naïf et inexpérimenté ». […] Cela a créé un vide et, par conséquent le Qatar, l’Égypte et l’Algérie veulent tous un morceau de Tunisie. Ce sont les mêmes pays qui ont transformé la Libye en un gâchis irrécupérable », nuance Jafaj qui conclut en citant un présumé proche de Carthage :

« Saied est un universitaire devenu président, et est considéré par beaucoup comme un « apprenti leader ». Il semble être conscient de l’endroit où se trouve le vrai pouvoir en Tunisie : entre les mains de l’armée et des appareils de sécurité. Alors qu’il répond pleinement aux doléances de l’armée et qu’il a fait passer une politique de répression contre les islamistes, Saied semble résigné au fait qu’il cèdera tôt ou tard le pouvoir gouvernemental à l’armée. De ce fait, il est soucieux de laisser un « héritage de nature similaire à celui de l’Américain George Washington ». Quoi qu’il arrive, deux choses semblent très probables : premièrement, les Frères musulmans ne pourront plus jamais contrôler la Tunisie, comme ils l’ont fait, dans un avenir prévisible. Deuxièmement, le temps de mandat de Saied est limité ».

Traditionnellement non interventionniste, ayant exercé un rôle arbitral mais non déterminant lors de la révolution de 2011, « Grande muette » en Tunisie davantage que l’Egypte ou l’Algérie, l’armée a été pensée dès sa fondation post indépendance par Bourguiba pour rester à taille réduite, du moins si on la compare à l’imposant appareil sécuritaire du pays.

C’est là un aspect négligé par les rédacteurs de Jafaj, même si l’armée reste une composante de taille de l’Etat profond à l’œuvre en Tunisie. Le site a toutefois le mérite de recentrer le débat sur le fait que la Tunisie n’échappe pas finalement au conflit séculaire qui reste en vigueur dans le monde arabe entre nationalismes et islamismes. De là à prédire un « putsch dans le putsch » ou le laisser-faire d’un coup d’Etat imminent, cette source va probablement vite en besogne : ce serait sous-estimer les ambitions du nouveau pouvoir en Tunisie, un pouvoir qui se prévaut d’avoir opéré la jonction avec « le peuple d’en bas ». L’histoire montre que ce type d’alchimie populiste est extrêmement difficile à défaire, quand il n’est pas indéboulonnable.

 

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