Quel bilan pour la visite du président Kais Saïed en Egypte ?
Le président de la République Kais Saïed a achevé dimanche soir une visite officielle de trois jours en Egypte, à l’invitation du président Abdel Fattah al-Sissi. Qualifiée d’« historique » par la presse égyptienne pro régime militaire, la visite, quoi qu’en disent les communiqués officiels, n’avait nulle autre finalité que celle de resserrer l’étau autour des Frères musulmans tunisiens. Tout le reste n’est que littérature.
Signe que ce déplacement intervient sur le plan national tunisien dans un contexte de guerre ouverte entre la présidence de la République et le gouvernement, la visite ne fut annoncée que moins de 24 heures à l’avance. Ce n’est pas la première fois que ce culte du secret est entretenu par Carthage depuis l’arrivée au pouvoir de Saïed, une personnalité au style de gouvernance atypique et dont une certaine paranoïa des coups d’Etat s’illustre dans de nombreuses allocutions.
Une politique étrangère peu lisible
Dans son discours d’investiture en octobre 2019, où il avait fait la jonction entre la « révolution culturelle » que représentait sa propre élection et les évènements de la révolution de la dignité neuf années auparavant, ou encore à travers l’importance qu’il accorde régulièrement aux blessés et aux familles des martyrs de la révolution de 2011, Kais Saïed a toujours exprimé une indéfectible loyauté envers le radicalisme révolutionnaire. A tel point que le légaliste qu’il est se trouve souvent taxé de révolutionnisme.
Ce paradoxe de la droiture du juriste porte-voix de l’insurrection des nécessiteux a sans doute contribué à le faire élire, quoique certains avaient déjà souligné son passé d’assistant universitaire rangé, sans engagement politique particulier, voire sa passivité à l’égard du régime de Ben Ali.
Or, dès l’annonce de la visite de ce que Kais Saïed qualifie de « son frère » le président al-Sissi, ce réchauffement soudain surprend jusque dans les rangs des électeurs du président tunisien. Saïed l’antisioniste invétéré n’est en effet pas sans savoir qu’en plus d’incarner la bête noire des révolutions arabes, al-Sissi est un dictateur qui a normalisé les relations diplomatiques avec Israël.
Loin de s’en émouvoir, Saïed, qui n’en est plus à une contradiction près, ira jusqu’à déclarer lors de sa conférence de presse conjointe samedi au Caire : « La sécurité de l’Égypte est la nôtre, et toute position de l’Egypte à l’international sera aussi la nôtre ».
Il faisait certes plus précisément allusion à l’antiterrorisme ainsi qu’à la sécurité hydrique et la récente escalade des tensions entre l’Egypte et l’Ethiopie, après que le président égyptien ait menacé la région d’une « guerre de l’eau » si le Grand barrage construit par l’Ethiopie sur le Nil privait l’Egypte « d’une seule goutte d’eau ». Mais la déclaration de Saïed ne passe pas auprès de nombreux députés tunisiens notamment, qui ont aussitôt réagi pour rejeter tout alignement automatique sur l’axe égyptien.
Ce point d’orgue de la visite officielle fut suivi essentiellement par toutes sortes d’attractions de type touristique du président tunisien sillonnant de hauts lieux du prestige de l’Egypte que le régime aime à faire valoir. Des étapes si nombreuses et documentées que des internautes tunisiens, agacés par leur futilité, les ont comparés aux reportages « on a voyagé pour vous ».
Ennahdha reporte la réunion du conseil de la Choura
Au même moment à Tunis, le mouvement Ennahdha a décidé de renvoyer à une date ultérieure la réunion de son conseil de la Choura initialement prévue ce samedi 10 avril et consacrée à la question du Dialogue national.
Officiellement, ce report est imputé au refus implicite du président Kais Saïed de présider ce Dialogue censé sortir le pays de la crise politique qui le paralyse institutionnellement depuis plusieurs mois. Mais dans les coulisses du parti islamiste, la visite égyptienne de Saïed est scrutée de très près, même si le parti n’avait pas bronché face à la visite de feu Caïd Essebsi en Egypte en 2015 et qu’Ennahdha se revendique davantage d’une filiation AKPiste turque.
Si le parti temporise et observe pour le moment un silence prudent, l’ancien président Moncef Marzouki n’a quant à lui pas eu de mots assez durs envers Kais Saïed, en affirmant que ce président ne le représente plus, tout en demandant pardon à la mémoire de Mohamed Morsi et aux « Egyptiens qui avaient cru en la révolution du 25 janvier ».
Pour comprendre les enjeux tacites de ce qui se jouait ce weekend au Caire, il faut rappeler que depuis que les Frères musulmans furent classés en Egypte comme organisation terroriste en décembre 2013, mis hors la loi, puis emprisonnés et quasiment éradiqués dans leur patrie originelle suite au massacre de Rabia al Adawiyya, leurs filiales satellites subsistent dans de nombreux pays arabes. Mais c’est en Tunisie qu’ils n’ont plus quitté le pouvoir ni la majorité parlementaire coalisée depuis 10 ans.
Le recoupement des intérêts d’un Kais Saïed soucieux de se donner, face à ses ennemis à l’intérieur, une envergure internationale fusse-t-elle au prix de sa cohérence éthique et idéologique, et d’un Sissi soucieux de parachever à présent son œuvre hors d’Egypte, dans le pays clé qu’est la Tunisie, explique certainement le zèle du régime égyptien qui a réservé un accueil en grande pompe à Saïed. Le maréchal al-Sissi voit vraisemblablement en ce dernier, encore en début de mandat, un allié stratégique potentiel y compris en Libye où l’Egypte brigue une grande influence sur le pactole de la reconstruction.
Effectuée néanmoins sans délégation ministérielle ni délégation d’hommes d’affaires, sans perspectives d’échanges commerciaux significatifs entre les deux pays, l’impact de cette escapade reste davantage symbolique qu’opérationnel, que ce soit en Tunisie ou en Egypte où le taux de pauvreté vient de dépasser les 33% de la population.