Prison : La triple peine des détenues Palestiniennes
Plus de 10 000 Palestiniennes ont été incarcérées pour des raisons politiques en Israël depuis 1967. En prison, leur quotidien est fait de restrictions, de harcèlement et de violence – tout particulièrement depuis la guerre à Gaza, qui a décuplé la volonté d’infliger une punition collective.
Par Stéphanie Khouri
Rouba Assi est en dernière année de sociologie à l’université de Birzeit, en Cisjordanie. Elle serait, ailleurs, une étudiante comme une autre. Mais à seulement 23 ans, la jeune femme en est à son deuxième passage derrière les barreaux. Après une première arrestation en 2020, elle est de nouveau appréhendée par l’armée israélienne en 2023. “Les forces d’occupation sont venues m’arrêter dans ma chambre, en pleine nuit, à 3 heures du matin”, se souvient-elle. Elle ne connaîtra jamais la raison officielle de ces deux séquestrations, dissimulée pour “question de sécurité”.
Libérée le 27 novembre grâce à un accord d’échange entre Israël et le Hamas, elle fait partie des dizaines de femmes Palestiniennes pour qui l’enfer carcéral prend fin en pleine guerre à Gaza. Depuis, elle a repris sa vie. Les cours à la faculté, les cafés entre amis. Mais elle n’oublie rien de ce qu’elle a vécu. Les insultes, le fusil pointé sur la tempe de sa soeur, l’absence totale d’humanité. “Impossible d’oublier”, confie-t-elle au téléphone.
Comme Rouba, elles sont à ce jour 70 femmes Palestiniennes enfermées dans la prison de Damon, implantée depuis 1953 sur les hauteurs d’un ancien village arabe dépeuplé Khirbat Al-Dumun à une dizaine de kilomètres au sud de Haïfa. D’autres, dont on ignore le nombre, sont retenues dans des camps militaires disséminés à travers le territoire. Les autorités israéliennes les appellent les “détenues de sécurité”. Elles préfèrent le terme d’”assirat” (prisonnières de guerre) ou de “mou’taqalat” (prisonnières d’opinion). Sur le plan pénal, beaucoup n’ont commis ni crime ni délit. Certaines, en détention administrative, n’ont même jamais été jugées : renouvelable à l’infini, ce procédé permet d’enfermer, sans inculpation ni jugement, pour une durée indéterminée. Celles qui ont reçu un jugement disposent, a minima, d’une date de sortie. Mais les peines sont lourdes – un simple post sur les réseaux sociaux peut valoir des années d’emprisonnement.
Depuis 1967, l’Etat d’Israël a incarcéré plus de 10 000 Palestiniennes, selon l’organisation de défense pour les droits des prisonniers, Addameer. Militantes, journalistes, membres d’association de défense des droits de l’homme ou mères de famille : leur existence dérange. Originaires de Jénine, de Gaza, de Jérusalem ou de Nazareth, ces Palestiniennes relèvent d’ordinaire de différents régimes juridiques. Mais à l’intérieur des murs de béton, elles sont toutes soumises au même droit militaire. “Tous les détenus politiques palestiniens sont traités avec mépris et, dans la plupart des cas, privés de leurs besoins les plus fondamentaux. Cela vaut pour les femmes de Gaza, de Cisjordanie et d’Israël”, explique Nahla Abdo, professeure de sociologie à l’université de Carleton, autrice de Captive Revolution : Palestinian Women’s Anti-Colonial Struggle within the Israeli Prison System” (Pluto Press, 2014).
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L’incarcération, un mode de gouvernement
Les structures carcérales existent depuis la fondation de l’Etat d’Israël, en 1948. Mais la “politique de l’enfermement” ne devient systématique qu’au cours des décennies d’occupation. La conquête de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan, au lendemain de la guerre des Six-Jours (5 au 10 juin 1967), contraint les autorités à “gérer” une nouvelle population. “L’enfermement n’a pas été mis en place seulement comme mode de sanction pour des délits de type sécuritaire avérés. Il est également devenu, avec les arrestations massives de la première Intifada (1987-1993), puis de la seconde (2000-2005), un mode de gouvernement des Palestiniens”, écrit Stéphanie Latte Abdallah dans son article “Des féminités mobilisées et incarcérées en Palestine”, publié dans la revue Critique internationale en 2013.
Un dispositif pourtant illégal au regard du droit international, la quatrième Convention de Genève, qui interdit la déportation, stipulant qu’une puissance occupante doit détenir les résidents dans des prisons situées à l’intérieur du territoire occupé.
En parallèle, la politisation croissante des femmes Palestiniennes en fait des cibles de choix pour l’appareil sécuritaire israélien. En Palestine, la politique se conjugue au féminin dès les années 1920. Mais c’est seulement avec le renouveau du mouvement national, à compter des années 1960, qu’apparaissent des structures politiques dédiées aux femmes – telles que la branche féminine du Fatah (Ittihad lijan al-mara li al-‘amal al-ijtima’i) ou encore celle du Front populaire de libération de la Palestine (Ittihad lijan al-mara al-falestiniyeh). Les Palestiniennes participent aux grèves et aux manifestations, siègent dans les institutions, sensibilisent l’opinion internationale. Elles contribuent aussi au combat armé, se formant notamment en Jordanie, avant de revenir participer aux activités militaires en Cisjordanie.
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Violée devant son père
Si elles sont numériquement plus épargnées que leurs compatriotes hommes – selon la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah, 40 % des Palestiniens de Cisjordanie sont passés par la case prison depuis 1967 –, les femmes font l’objet de violences plus spécifiques. Outre les cas de négligences médicales, d’insultes ou de menaces, les ex-détenues témoignent des agressions, attouchements et viols dont elles sont victimes à l’intérieur des prisons ou durant les interrogatoires. Parmi les récits devenus tragiquement célèbres, celui de Rasmea Odeh. En 1969, la jeune militante, alors âgée de 21 ans, est violée sous le regard de son père pendant que des soldats introduisent une barre en métal dans son vagin.
Dans cette boîte carcérale déjà noire, le 7 octobre marque un énième durcissement. Depuis l’attaque du Hamas ayant coûté la vie à 1 163 Israéliens, majoritairement civils, l’Etat hébreu renforce les mesures à l’encontre des citoyens palestiniens d’Israël et des civils de Cisjordanie. Quelque 6 920 personnes sont arrêtées en quatre mois – dont 200 femmes. “Les anciens prisonniers, les militants et les dirigeants politiques sont pris pour cible”, note Tala Nasir, avocate à Addameer. Deux nouveaux camps militaires sont créés, dans le désert du Naqab et en Cisjordanie, afin d’absorber les nouveaux prisonniers.
Oum Mountaser était incarcérée à Damon depuis deux ans lorsque la nouvelle guerre d’octobre éclate. A l’intérieur de la prison, les conditions de vie se dégradent du jour au lendemain. Une “punition collective”, déplore la mère de famille, qui touche tous les aspects du quotidien. La cantine ferme, la nourriture est rationnée, les sorties dans la cour sont interdites, les douches deviennent limitées. “J’ai été battue et jetée en cellule d’isolement pendant trois jours”, souffle la quinquagénaire, qui a depuis été libérée.
Pour faire face à l’arbitraire, les détenues n’ont que très peu de recours. Le droit d’accès à un avocat est aléatoire, tributaire du bon vouloir de l’administration et des aléas du contexte politique. Il en est de même des visites familiales, régulièrement suspendues, comme depuis le 7 octobre, pour des “raisons de sécurité”. Les méthodes de protestation, comme la grève de la faim, ont peu de chance d’aboutir. “Ici, on peut mourir, tout le monde s’en moque”, dit Oum Mountaser. Seule la solidarité entre détenues parvient, parfois, à adoucir le quotidien. La prison est un lieu d’apprentissage où se nouent des amitiés et se forgent les convictions politiques. Au fil des ans, enfermement et engagement politique se nourrissent mutuellement.
La banalité de l’expérience carcérale en fait aussi un vécu collectif partagé par le plus grand nombre. Ceux et celles qui ne sont pas passé(e)s par un établissement pénitentiaire y ont un frère, un enfant ou un membre de la famille. L’enfermement prive certes le mouvement d’une partie de son leadership : la députée et défenseure des droits humains Khalida Jarrar, arrêtée pour la quatrième fois en novembre, est devenue l’une des figures phares de cette répression.
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Prison à domicile
Mais la prison fabrique aussi des héroïnes nationales. Leila Khaled, première femme à participer à un détournement d’avion en 1969, est devenue une icône de la résistance. Plus récemment, le visage d’Ahed Tamimi a fait le tour des écrans télévisés. L’adolescente de 16 ans, originaire du village de Nabi Saleh, a été arrêtée et condamnée à huit mois de prison en 2017 pour avoir giflé un soldat israélien. Autre symbole de la lutte nationale, Marwan Barghouti, figure ultra-populaire condamnée à la perpétuité en 2004, poursuit le combat derrière les barreaux, notamment grâce au soutien de son épouse. A la fois avocate, membre du conseil révolutionnaire du Fatah et militante pour la libération de son mari, Fadwa Barghouti incarne la double charge qui incombe aux Palestiniennes dans la sphère publique et privée.
Depuis la fin des années 1980, l’essor de mouvements islamistes, à l’instar du Hamas ou du Djihad Islamique, freine la féminisation du champ politique. Les femmes Palestiniennes sont moins impliquées, mais tout aussi affectées. Hier comme aujourd’hui, la politique carcérale s’immisce au coeur de la vie intime. Après avoir été détenue deux fois, Lama Ghosheh est condamnée à dix mois d’enfermement en 2022 pour “incitation sur les réseaux sociaux”. C’est à la maison, dans le domicile familial de Cheikh Jarrah, à Jérusalem, qu’elle purge sa peine. La justice militaire charge ses parents de surveiller la journaliste. Pour elle, cette méthode de détention trahit l’intention première de l’Etat hébreu : “Elle vise à déchirer la structure familiale, au fondement de notre société, en transformant les relations d’amour en rapport de force”, conclut la jeune femme.
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