Vers un nouvel éclatement parlementaire incontrôlable

 Vers un nouvel éclatement parlementaire incontrôlable


Le paysage parlementaire et politique tunisien s’achemine, si l’on en croit les derniers sondages donnant les mêmes indications, vers une quasi totale recomposition et un nouvel éclatement parlementaire complexe, contradictoire et incontrôlable.


Il est fort possible, qu’à la lumière des intentions de vote exprimées par les sondages d’opinion successifs depuis quelques mois pour les législatives, qu’on serait en présence d’une recomposition spectaculaire du paysage parlementaire, pour peu que ces intentions de vote soient confirmées ou infirmées par les électeurs le jour du vote (6 octobre). Un parlement qui, à l’exception du maintien d’Ennahdha, verra l’entrée de plusieurs nouveaux partis et des listes indépendantes (déguisées et non déguisées, laïques et islamistes), ainsi que le déclin et la disparition de plusieurs partis visibles jusque-là. Ces sondages prolongent en tout cas, en toute logique, le sentiment de rejet exprimé par les électeurs lors du premier tour des présidentielles vis-à-vis de la classe politique et des candidats des partis démocrates connus de la place, libéraux, centristes, de gauche, ou qui gouvernaient depuis 2014. Toutes les tendances politiques apparues en 2014 seraient concernées par ce rejet, même Ennahdha dont le déclin est visible depuis les municipales de mai 2018.


En effet, le déclin notable des partis structurants de la scène politique serait frappant. Il l’était déjà dans la pratique parlementaire. Ennahdha avait 41 % des sièges en 2011 à la Constituante (89 sièges), puis 39 % des sièges aux législatives en 2014 (69 sièges). Elle est créditée aujourd’hui à la veille des élections dans les différents sondages récents entre 14,52 % et 13,9 % des intentions de vote (donnant lieu à 45 et 47 sièges). Nida Tounès avait 39 % des sièges en 2014 (85). Puis, à la suite de l’éclatement de ce parti, pourtant vainqueur des élections de 2014, en deux, puis en plusieurs partis, juste après la mise en route du gouvernement Habib Essid, il est allé jusqu’à perdre plus de la moitié de ses sièges. Aujourd’hui, il est crédité selon les sondages les plus récents entre 2,2 % et 2,7 % des intentions de vote (4 sièges environ). L’image de division et des schismes internes qu’a connus ce parti a fini par dissoudre à petit feu Nida, un parti qui a incarné l’alternance, l’identité tunisienne et la modernité face aux islamistes. Tahya Tounès, issu de Nida, avait, lui, 41 députés au parlement, deuxième force parlementaire. Il se situe aujourd’hui dans les différents sondages, dans le prolongement du désaveu électoral de son candidat aux présidentielles Youssef Chahed, dans la fourchette de 5,24 % et 6,4 % des intentions de vote (entre 15 et 21 sièges). Parti gouvernemental, il était la cible exclusive de tous les concurrents qui voulaient gouverner à sa place. Si on écarte le cas de l’éphémère UPL (3e force en 2014 avec 16 sièges), Al-Jibha avait 6,91 % des sièges (15 sièges) en 2014, il s’est aujourd’hui scindé en deux partis, crédités respectivement de 1,19 % et de 1,07 %. Par ailleurs, Afek Tounès qui a obtenu 1,84 % des sièges en 2011 (4 sièges) et 3,69 % des sièges (8 sièges) en 2014 (puis qui ne lui est resté qu’un seul député au parlement après la démission de plusieurs de ses membres), se situe aujourd’hui globalement autour de 2,2 % et 2,7 % des sièges (autour de 3 sièges). L’effet Zbidi n’a pas retenti sur lui. Enfin, ni Machrou Tounès, ni son leader Marzouk n’ont jamais pu décoller dans les élections, comme dans les sondages, et avoir grâce auprès des électeurs, même si son leader a beaucoup de visibilité dans l’espace politique. Une visibilité faisant de lui une « fausse vedette » en termes de représentativité. Et il est loin d’être le seul.


À titre exceptionnel, parmi les anciens partis qui n’ont pas chuté, qui ont pris même de l’envol, on trouve Ettayar Dimocrati, qui, de 1,3 % des sièges (3sièges) en 2014, remonte dans les sondages actuels et se situe dans la fourchette de 7,2 % et 5,9 % des intentions de vote. L’effet Abbou se confirme. On peut aussi y ajouter Al-Badil qui se situe dans la fourchette de 3,21 % et 2,1 %, ainsi que le mi-parti, mi-indépendant Aich Tounsi, entre 2,2 % et 5,3 %.


La recomposition du système parlementaire semble aujourd’hui profitable essentiellement à Qalb Tounès, que les derniers sondages créditent entre 19,52 % et 18,4% des intentions de vote. Une perspective pouvant lui faire attribuer environ 47 sièges, c’est-à-dire lui donnant la première place, devant Ennahdha, dans l’échiquier parlementaire. Mais, une position qui a aussi son revers de la médaille. Ce qui est en effet inquiétant pour Qalb Tounès, c’est qu’Ennahdha (se situant dans les sondages actuels entre 14,3% et 14,52% et avec 40 sièges environ) a désormais la possibilité de constituer un front islamo-salafiste, si l’on en croit les différents sondages, qui révèlent la montée insistante d’une troisième force constituée par Haraket Al-Karama (entre 8,4% et 9,76%, avec 24 sièges environ), un groupe anarcho-islamo-salafiste radical, dirigé par des personnes aussi ténébreuses et aussi néfastes à la démocratie que Seifeddine Makhlouf (salafiste), Samir Ben Amor (ex-RPR), Imed Dghij (LPR). Ce groupe salafiste va sans doute donner une marge de manœuvre pour Ennahdha en termes de force de négociation, pour marchander ou menacer Qalb Tounès et les autres partis laïcs, au cas où ces derniers, notamment les mieux positionnés, ne voudraient pas entendre parler d’une alliance avec elle. La recomposition serait aussi profitable au Parti Destourien Libre, qui a des chances de faire son entrée au prochain parlement. Le dynamisme de Abir Moussi semble payant à l’usure, en dépit d’un score insuffisant aux municipales. L’image d’une femme battante et agressive à la tête de ce parti, dissimulant le déficit de légitimité de son courant, jouant à la victime du système, séduit beaucoup d’électeurs, destouriens et non destouriens, vieux et moins vieux, surtout à une époque où l’autorité de l’État est entrée en déliquescence. Ce parti, avec lequel la nouvelle majorité doit compter, obtient en tout cas dans les différentes intentions de vote entre 8,10 % et 6,3 %, un seuil lui permettant de faire des arbitrages parlementaires.  


Bien entendu, il faudrait combiner ces tendances sondagières avec le pourcentage des abstentionnistes, des indécis et même avec celui des votes blancs, pour confirmer ou infirmer ces tendances, accroître ou réduire leur portée. Sans compter les surprises, les surdimensions ou les sous-évaluations que réservent souvent les élections à toutes les prédictions d’avant vote.


La question qui se pose alors est de savoir si on se projette vers un éclatement incontrôlable des partis au parlement, vers une impossible majorité, ou vers un possible recours à des coalitions cohérentes. S’achemine-t-on vers l’accroissement de la force de nuisance des petits partis, jusque-là, aussi indisciplinés que peu maîtrisables, doués pour les enchères, même dans l’hypothèse où ils feraient partie d’une majorité ? Quel nouveau rôle pour les indépendants, de plus en plus affûtés dans la technique de communication et de conquête de l’électorat, dans un jeu politique déjà assez aléatoire, peu propice aux indépendants sur le plan gouvernemental notamment ? Les Indépendants pourront-ils évoluer vers des partis ou rester indépendants durant tout l’exercice parlementaire ou s’éclater comme les petits partis (qui n’exclut pas l’éclatement des grands), à travers le nomadisme parlementaire ? Va-t-on vers une intensification de l’ingouvernabilité parlementaire, malmenant gouvernement sur gouvernement, sachant que les gouvernements sont tributaires de la cohésion des majorités et des coalitions parlementaires ?


Toutes les réponses sont possibles, notamment si on considère que plusieurs nouveaux partis dynamisés par les sondages sont au stade embryonnaire sur le plan organisationnel et manquent terriblement d’expérience et de professionnalisme politique, et que plusieurs réseaux et Indépendants ont une attitude douteuse et incertaine. On se souvient de la liste indépendante d’Al-Aridha Echaâbia qui s’est volatilisée après quelques mois de l’exercice parlementaire. Dans une perspective optimiste, verra-t-on des coalitions stables, des majorités cohérentes, unissant des partis marginaux et isolés à des partis plus structurants ou unissant des partis structurants entre eux ? Faut-il au contraire se résigner, dans une transition évanescente et peu rationalisée, à voir encore des coalitions reproduisant des résultats plus ou moins probants, même si elles étaient nécessaires dans une perspective de transition ? Laïcs et islamistes auront-ils la force et la légitimité de se coaliser de nouveau ? Les populistes très terre-à-terre parviendraient-ils à s’accorder avec les adorateurs de la force transcendantale et céleste ?