Marlène Schiappa : « Les femmes attendent beaucoup de moi »
A l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, nous donnons la parole à la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Loi sur le harcèlement de rue, lutte contre les violences sexistes et sexuelles, l’élue sarthoise de 34 ans, originaire de Corse, multiplie les chantiers. Elle s’exprime aussi, sans tabous, sur les polémiques dont elle fait l’objet depuis sa nomination, tout en explicitant son positionnement sur la laïcité.
Quand le président de la République, Emmanuel Macron, a-t-il décidé que l’égalité femmes-hommes serait la “grande cause du quinquennat” ?
Pendant la “grande marche” de 2016 (campagne de porte-à-porte menée avant la présidentielle, ndlr) Emmanuel Macron alors candidat est allé sonder les Français pour connaître leurs préoccupations. A chaque fois, les femmes parlaient des violences sexistes et sexuelles, des inégalités salariales… Cela lui a permis de mesurer l’ampleur du phénomène. Il a affirmé que transformer le pays impliquait un changement profond des rapports femmes-hommes. Dans cet objectif il a décidé de faire de cette question une “grande cause du quinquennat”. Je porte ce combat pour de nombreuses femmes et elles attendent beaucoup de moi. C’est une grande responsabilité.
On aurait pu penser, alors, qu’il y aurait un ministère dédié plutôt qu’un secrétariat d’Etat…
Beaucoup de mythes circulent sur ce qui varie entre un ministère et un secrétariat d’Etat. La différence entre les deux, c’est la rémunération de la personne en charge. Cela veut dire que je suis moins bien payée que si j’étais ministre (rires). Sérieusement, ce qui change : le nombre de personnes composant le cabinet. Il n’y a pas d’autre différence. Souvent, j’entends dire que le budget est plus restreint, qu’il n’y a pas d’administration, mais c’est faux. On a cherché quel serait le pilotage politique le plus intéressant, et on a estimé qu’un secrétariat d’Etat, c’était peut-être moins symbolique qu’un ministère, mais plus efficace.
Efficace dans quel sens ?
En étant rattaché au chef du Gouvernement, on peut agir avec d’autres ministres sur divers sujets. Et surtout travailler avec tous les services de Matignon. Par exemple, il existe un service d’information du gouvernement (SIG), placé sous l’autorité directe du Premier ministre, et qui ne peut mener des campagnes de sensibilisation qu’à sa demande. Que l’égalité femmes-hommes soit portée depuis Matignon marque l’engagement de tout le Gouvernement.
Mais un secrétaire d’Etat n’assiste pas, par exemple, au Conseil des ministres le mercredi…
Ce n’est pas vrai. Je suis présente à la plupart d’entre eux. Et quand je n’y vais pas, c’est que mes sujets ne sont pas à l’ordre du jour. Beaucoup sont traités en réunion interministérielle. C’est là qu’ont lieu les arbitrages, où l’on discute des enjeux politiques importants.
Est-ce qu’on arrive à peser et à se faire entendre face aux autres ministres quand on est, comme vous, une femme, jeune, issue des quartiers populaires, et qui n’a pas fait l’ENA ?
En interne, je ne rencontre pas de problème particulier. D’abord, parce que tout le monde a en tête que l’égalité femmes-hommes est la “grande cause du quinquennat” portée par le Président. Forcément, l’ensemble du Gouvernement est mobilisé. Par ailleurs, d’autres ministres étaient déjà engagées sur cette question – je pense à Laura Flessel (ministre des Sports, ndlr) ou à Nicole Belloubet (ministre de la Justice, ndlr). Et puis être benjamine du Gouvernement et ne pas en maîtriser tous les codes est plutôt une force. C’est cela aussi le renouvellement souhaité par Emmanuel Macron : faire travailler ensemble des personnes expérimentées et d’autres qui apportent un regard neuf, venant de la société civile. C’est enrichissant pour moi d’échanger avec des personnalités comme Gérard Collomb (ministre de l’Intérieur, ndlr) ou Jean-Yves Le Drian (ministre des Affaires étrangères, ndlr). Ils ont une très longue expérience politique derrière eux. Je pense que ce mélange produit quelque chose d’intéressant.
Vous allez faire passer prochainement une loi pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles…
En effet. Le texte sera présenté en Conseil des ministres le 7 mars, la veille de la Journée internationale des droits des femmes. Il prévoit de sanctionner le harcèlement de rue, d’allonger les délais de prescription des crimes sexuels, et de définir un âge pour le consentement des mineurs, c’est-à-dire un seuil en dessous duquel un enfant ou un adolescent serait présumé comme non-consentant à un acte sexuel.
Et sur les violences conjugales ?
Nous travaillons pour améliorer les parcours de la prise en charge des victimes, avec le déploiement sur le territoire national d’unités médico-légales et médico-judiciaires chargées d’accueillir les femmes ayant subi des violences. Là encore, un grand combat culturel est à mener pour rappeler que cela existe.
Dans votre livre (1), Le Deuxième Sexe de la démocratie, vous fustigez l’attitude sexiste de la presse à votre égard.
Je sais qu’il n’y aura pas de remarques de ce genre dans Le Courrier de l’Atlas, mais certains articles de presse me concernant mêlent sexisme et mépris de classe : “Elle vient des quartiers populaires”, “elle n’a pas les bons codes”, “elle porte de grands anneaux en boucles d’oreilles” – ce qui est considéré comme habitus populaire. Souvent, derrière ces propos, il y a une pointe de racisme. “Elle a l’air étrangère”, sous-entendu “elle n’est pas de chez nous”. Quand j’ai pris mes fonctions, on ignorait d’où j’étais originaire. Je suis typée, mes cheveux ne sont pas lisses, j’ai une “gueule de métèque”, comme disait Moustaki. Et j’ai un nom en “Sch”. Un jour, un journaliste a écrit (dans le magazine Causeur, ndlr) : “Elle a le teint étrangement mat.” J’ai aussi appris que certaines personnes tapaient “Marlène Schiappa, marocaine” sur les moteurs de recherche, car mon père est né au Maroc. Qu’est-ce c’est censé vouloir dire ?
Vous affirmez n’avoir jamais été victime de sexisme en politique. En tant que secrétaire d’Etat, votre voix porte. Est-ce que ce n’est pas fermer la porte aux autres femmes qui auraient pu l’être ?
Quand je dis que je n’ai pas souffert de sexisme, c’est vrai. Les hommes de pouvoir avec qui j’ai travaillé m’ont toujours bien considérée. Que ce soit Jean-Claude Boulard, le maire du Mans (où elle est élue maire adjointe en 2014, ndlr), les patrons du Bondy blog, mon boss dans la pub et bien sûr le président de la République… On ne m’a jamais coupé la parole en réunion ni dénigré mon avis parce que j’étais une femme. Quand je siégeais en commission d’investiture d’En Marche, pendant six mois, j’étais entourée d’anciens ministres, d’hommes très expérimentés et qui pèsent politiquement. Ils ont toujours sollicité mon analyse. Ils ne l’ont pas fait par politesse. Ils n’ont pas de temps à perdre. C’est aussi peut-être parce que j’arrive dans ce milieu au XXIe siècle. C’était sans doute différent dans les années 1980-1990. Mais ce n’est pas parce que je ne l’ai pas subi que le sexisme n’existe pas de la part d’hommes de pouvoir.
Certaines associations féministes vous ont reproché d’accepter une baisse du budget consacré aux droits des femmes…
…Ce qui est totalement faux ! C’est de l’instrumentalisation politique. Les associations féministes font un travail formidable, mais il y a aussi en leur sein des opposants politiques au Gouvernement, qui se servent de n’importe quel sujet pour l’attaquer. Il n’y a pas de baisse du budget. On peut regarder les chiffres. Près de 30 millions d’euros sont alloués aux droits des femmes. C’est le montant le plus haut jamais atteint, et il est en nette augmentation par rapport à la précédente enveloppe qui était de 22 millions d’euros. J’ai obtenu cet arbitrage et maintenu toutes les subventions. Pour l’an prochain, je mets en place un groupe de travail, afin de prendre le temps de les étudier plus longuement dans le but qu’un euro d’argent public de subvention soit un euro utile.
Pour marquer l’envoi de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars, vous monterez sur scène pour interpréter Les Monologues du vagin, pièce féministe au succès mondial, d’Eve Ensler…
Oui, le 7 mars au soir, je donne une représentation au théâtre Bobino, à Paris, au festival Paroles citoyennes. J’ai choisi les textes “Mon vagin est un village”, dédié aux femmes violées pendant la guerre en ex-Yougoslavie, et “Mon vagin est en colère” contre les mutilations génitales. C’est une autre manière d’aborder des sujets lourds. Les droits seront reversés au Collectif féministe contre le viol, engagé dans le plaidoyer et l’accueil des femmes, victimes de violences sexuelles.
Pourquoi avoir choisi les anciennes ministres Roselyne Bachelot et Myriam El Khomri pour vous accompagner sur scène ?
J’ai pensé à Roselyne Bachelot (ministre de l’Ecologie et du Développement durable entre 2002 et 2004, ndlr) parce que j’avais participé à un débat avec elle sur France 3 Pays de la Loire, et elle avait été bienveillante avec moi. Elle m’avait donné plein de conseils en me disant, “si les lettres d’amour vous obligent, les messages de haine ne vous engagent à rien. Parce que les gens qui vous aiment attendent des choses de vous, et il faut en être digne. Les gens qui vous détestent vous détesteront dans tous les cas, vous ne leur devez rien.” Cela m’a servi. Quant à Myriam El Khomri (ex-ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social jusqu’en mai 2017, ndlr), je l’ai choisie parce qu’elle a été maltraitée quand elle était en poste. Elle a souffert de sexisme, de racisme. Voir une femme, jeune devenir ministre du Travail a heurté beaucoup de gens. Il y a aussi une dimension solidaire dans ce projet : on est de générations et de mouvements différents.
En juin dernier, vous avez mis en scène, sur Twitter, votre traversée du quartier La Chapelle-Pajol, à Paris, cité dans une polémique sur le harcèlement de rue. Qu’avez-vous voulu démontrer ?
C’était il y a neuf mois… C’est un endroit que je connais bien, j’ai des amis qui y habitent, et je m’y rends très souvent. Je voulais rappeler que les lois de la République doivent s’appliquer partout. Le harcèlement de rue ou sexuel est intolérable quel que soit le lieu où il est commis. Avec du recul, je pense que c’était une erreur de ma part, car le message a été mal perçu. Twitter n’était pas le meilleur canal pour exprimer un message subtil ou profond, et ce n’était pas le bon moment. Ce qui est injuste, c’est que de nombreuses personnalités politiques ont tenu à se rendre également à La Chapelle-Pajol pour poser cinq minutes devant les caméras. Moi, j’y suis restée de 22 heures à minuit, toute seule, sans prévenir. J’ai discuté avec les habitants, suis rentrée dans des commerces, et c’est moi qu’on accuse de mise en scène ! J’ai compris que c’était le jeu médiatique…
Dans une interview accordée au journal Le Monde, le 4 février, vous admettez vous être intéressée à l’Islam. Bientôt, lira-t-on que vous allez vous convertir ?
(Rires). Il y a une crispation sur ces questions-là qui est extraordinaire. Quand j’ai été nommée, on m’a traitée d’islamiste parce que j’avais écrit une tribune dans le passé (publiée en 2014 sur le Huffington Post, de défense des mères musulmanes, ndlr). J’y défendais le droit pour les mères voilées d’accompagner les enfants lors des sorties scolaires. Plus tard, j’ai expliqué, lors d’une conférence au Centre d’information sur les droits des femmes et familles (CDIFF), que la réalité des femmes n’est pas la même partout. Par exemple, si vous êtes une agricultrice dans la Sarthe, vous êtes éloignée, vous êtes dans un désert médical, vous avez besoin d’un accès aux soins. Mais si vous êtes une startupeuse à Nantes, vous avez besoin d’avoir accès aux levées de fonds pour les femmes. Donc, nos politiques publiques d’égalité femmes hommes doivent être “adaptées à la spécificité de chaque territoire.” Cette dernière phrase a été publiée sur Twitter par mon équipe, et elle a donné lieu à une empoignade sur la laïcité : plus de 3 000 tweets, dont certains disaient “quelle honte cette compromission avec l’islam radical !” On m’a accusée de vouloir appliquer la charia dans les banlieues, alors que je parlais agriculture. Incroyable !
Vous avez justement sorti un livre récemment sur la laïcité (2). Le voile est-il une obsession française ?
La laïcité, c’est la séparation de l’église et de l’Etat. Je pense que la majorité des musulmans ont envie de vivre sereinement leur religion. Je suis attachée, au nom de la liberté de conscience, au droit des femmes voilées de venir chercher leurs enfants à l’école par exemple. Elles ne sont pas fonctionnaires, et donc ne sont pas soumises au principe de neutralité. J’ai eu l’occasion de voir de nombreuses de mamans voilées dans les conseils d’écoles, lorsque j’étais élue au Mans. Elles sont investies dans l’avenir de leurs enfants. Il faut dépassionner le débat et en revenir au droit. Je suis favorable à l’application de la loi en vigueur sur le port du voile à l’école. Et j’ajouterais que je soutiens les femmes qui veulent retirer leur foulard partout dans le monde ou même dans certains quartiers en France, et qui risquent dans d’autres pays la mort pour être sorties tête nue ! Mais je pense que s’attaquer aux mères qui portent un voile n’est pas une bonne réponse pour les aider.
Des voix s’élèvent pour demander l’interdiction du voile à l’université. Qu’en pensez-vous ?
J’ai débattu sur cette question avec le politologue Laurent Bouvet, du Printemps républicain (association visant à promouvoir le commun et la laïcité dans le paysage politique français, ndlr). Il pense comme moi que ce n’est pas une bonne idée. Du moment que les étudiantes sont majeures, et que c’est leur choix, qu’il plaise ou non. Débattre oui, interdire non.
(1) Le Deuxième sexe de la démocratie
(2) Laïcité, point !, éd. de l’Aube (décembre 2017), 96 p., 9,90 €.
Femmes et pouvoir politique
L’auteure prévient dès la préface : il ne s’agit pas d’une suite ou d’un dérivé du mythique essai de Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, paru en 1949, mais une forme d’hommage. Même si elle en reprend le plan et aborde à son tour “les mythes et les faits” suivis des “expériences” dans la seconde. Seule entorse, elle conclut par “ses propositions”. D’ailleurs, en prévision des spéculations à venir, la secrétaire d’Etat en charge de l’égalité femmes-hommes se défend de toute ambition électorale et assure qu’il ne “s’agit pas là d’une feuille de route ou d’un programme (…)”, c’est un essai écrit “pour l’action alors que la parole des femmes se libère”. Elle y aborde de nombreux sujets : la mixité, les freins à l’égalité femmes-hommes, la place des femmes dans notre République. Car si elles représentent 52 % de la population, elles ne sont que 40,3 % à siéger dans les conseils municipaux et seulement 25 % au Parlement. “Comment cet effet d’entonnoir se met-il en place et se perpétue-t-il ? Comment nos institutions briment-elles les femmes ? Et les femmes elles-mêmes, pourquoi ne renversent-elles pas la table de la République pour exercer le pouvoir autrement que de façon sporadique ou symbolique ?”, s’interroge-t-elle. Marlène Schiappa explique aussi ici sa “non-expérience du sexisme des hommes politiques”, mais épingle dans un autre les médias, “le quatrième pouvoir, le plus sexiste ?” Elle y démontre notamment que l’analyse politique diffère selon que l’on parle d’un homme ou d’une femme et dénonce ceux qui focalisent sur son apparence plutôt que son action politique.
LE DEUXIÈME SEXE DE LA DÉMOCRATIE Marlène Schiappa, éd. de l’Aube (février 2018), 168 p., 16,80 €
MAGAZINE MARS 2018