Maires au bord de la crise de nerfs
Face à une situation sociale explosive, les élus des banlieues françaises, ces “urgentistes de la République”, n’en peuvent plus et le font savoir. La démission, fin mars, de Stéphane Gatignon, maire écologiste de Sevran, une des communes les plus pauvres de la Seine-Saint-Denis, en est une illustration.
Des années de dégradation des services publics, de détérioration des conditions éducatives, de réduction des moyens humains et financiers : moins de police, moins d’hôpitaux… d’où l’épuisement des édiles qui se sentent lâchés par l’Etat.
“Nombre d’entre nous, qui portons à bout de bras les réponses aux besoins d’égalité, de liberté et de fraternité pour les presque 6 millions d’habitants et nos 900 communes (…) sommes éreintés”, écrivent plusieurs élus de Seine-Saint-Denis dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron, rendue publique au lendemain de la démission de Stéphane Gatignon, maire de Sevran, le 27 mars (lire son interview page 19). Devant le “mépris hautain du gouvernement”, ce dernier, qui voulait “faire péter le ghetto”, n’a plus la volonté ni l’énergie de lutter contre les blocages. Pourtant, avant d’en arriver là, il n’avait pas ménagé ses efforts. En novembre 2012, il avait marqué les esprits en entamant une grève de la faim devant l’Assemblée nationale pour réclamer une aide spécifique de 5 millions, d’euros, afin de boucler le budget de sa ville de plus de 50 000 habitants, en proie au chômage, à la misère sociale et au trafic de stupéfiants.
#noussommestousGatignon
Pour Philippe Rio, le maire PCF de Grigny, dans l’Essonne, “la démission de Stéphane Gatignon a eu un effet de résonance avec le vécu de chacun. Quelle que soit notre appartenance politique, nous nous reconnaissons tous dans le sentiment d’abandon par l’Etat. L’association Ville et Banlieue, dont je suis membre, a aussitôt publié une tribune et lancé le hashtag #noussommestousGatignon, qui a été relayé des centaines de fois”.
Un sentiment d’abandon partagé par de nombreux autres élus, qui voient l’appauvrissement de leurs populations s’accentuer et la baisse des dotations de l’Etat impacter directement leurs villes et mener à la dégradation de la situation économique, sociale et sécuritaire…
Après l’incendie d’une école maternelle, le week-end du 31 mars, Catherine Arenou, maire sans étiquette de Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines, a menacé à son tour de jeter l’éponge… Mais la grogne ne se limite plus aux banlieues et gagne les campagnes où les services publics se réduisent en peau de chagrin, alors que les maires se démènent pour faire revenir les populations. Dans la Nièvre, 70 élus ruraux ont menacé de démissionner en avril dernier pour protester contre la fermeture des services d’urgences de proximité.
Toujours plus, avec toujours moins
“Nous réparons tous les malaises de la société. Il nous est toujours demandé plus, avec toujours moins, peste Philippe Rio. Les dotations accordées par l’Etat diminuent. Ici, la baisse cumulée est de 5,5 millions d’euros en quatre ans. Pourtant, Grigny est une des villes les plus pauvres de France. Dans le même temps, on nous impose de dédoubler les classes de CP et CE1, ce qui est une bonne mesure pour favoriser la réussite scolaire, mais cela représente un coût supplémentaire pour la commune. Nous nous considérons comme des urgentistes de la République, et au même titre que les personnels des urgences hospitalières, on craque.”
Il faut dire que la réduction de la dotation de l’Etat de 300 millions d’euros en 2017, et la coupe dans les emplois aidés et les allocations logements, ont particulièrement affecté les quartiers populaires. A peine 30 kilomètres séparent Grigny de la capitale, et pourtant, dans cette commune, “50 % des élèves sortent du système scolaire sans diplôme, 66 % des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté, et le mal logement demeure incarné par la copropriété dégradée. A Grigny, on vit trois ans de moins que dans le reste du pays, car on n’a pas accès aux soins”, précise l’édile.
C’est d’ailleurs, à partir de cette ville de l’Essonne qu’un appel solennel a été lancé en octobre dernier au gouvernement, lors des Etats généraux de la politique de la ville, co-organisés par l’association Bleu Blanc Zèbre, Ville et Banlieues et Villes de France.
Les maires en charge de quartiers prioritaires de la politique de la ville, et les associations travaillant auprès de la jeunesse et des populations fragiles, mettent l’accent sur la concentration de nombreuses difficultés. “Décrochage scolaire, isolement des mères, pauvreté, chômage, radicalisation (…) demandent une concentration ciblée de toutes les forces vives de la nation.” Face à la situation critique et à l’aggravation des inégalités territoriales, les élus ont réclamé la mise en place de mesures d’urgence, afin de surmonter des difficultés financières accrues et de freiner une pauvreté galopante.
Philippe Rio tient pourtant à nuancer ce noir tableau : “Certes, nos territoires concentrent toutes les difficultés sociales, mais ils sont aussi un important réservoir de créativité, de jeunesse et de solidarité. L’implication des associatifs ou encore la présence des services publics locaux à travers la présence des agents communaux, sont autant de remparts pour maintenir tant bien que mal la cohésion sociale. Il faut également mentionner les enseignants, véritables héros du quotidien, qui font dans nos quartiers un travail extraordinaire.”
Les emplois francs, de la poudre de perlimpinpin ?
Le 17 avril dernier, c’est à Clichy-sous-Bois que se sont rendus Muriel Pénicaud, ministre du Travail, Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires, et Julien Denormandie, secrétaire d’Etat auprès de ce dernier, pour le lancement du dispositif des emplois francs, qui sera testé dans sept territoires de banlieue pendant un an. Son principe ? L’Etat propose une aide de 15 000 euros sur trois ans pour l’embauche d’un chômeur issu des quartiers politiques de la ville.
La mesure est loin de susciter l’enthousiasme des élus : “Elle est utile pour lutter contre les discriminations à l’embauche, mais elle reste insuffisante. Il faut travailler sur tous les fronts, notamment celui de la formation. Il faut aussi vérifier que les gens ont été formés et qu’ils n’ont pas été utilisés comme des Kleenex”, prévient Olivier Klein, maire socialiste de Clichy-sous-Bois. Selon lui, “la politique de la ville doit agir sur tous les fronts : l’école, l’accès à la culture, à la formation, à l’emploi. Il faut un chef d’orchestre et la mobilisation de crédits exceptionnels. L’ensemble des ministères régaliens doivent se mobiliser pour les quartiers. Faire du sur-mesure avec une grande agilité pour des problématiques particulières. Le seul point commun demeure l’école, qui doit être la même partout et pour tous.”
Nommé en novembre dernier à la tête de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru), Olivier Klein dénonce une phase préparatoire trop longue pour les villes, les intercommunalités et les bailleurs engagés dans un projet de réhabilitation : “Cela génère de l’inquiétude et des frustrations pour les porteurs de projets.”
Un désir de réconciliation nationale
Si les élus et les acteurs du terrain semblent tous s’entendre sur l’urgence de la situation et la nécessité d’une mobilisation générale, ils ne comprennent en revanche pas que l’Etat veuille introduire une contractualisation pour baisser la dotation générale de fonctionnement des collectivités territoriales. “Après avoir donné le sentiment de souhaiter un dialogue équilibré avec les collectivités locales et leurs représentants, le gouvernement s’est replié dans une attitude recentralisatrice, inédite depuis 1982. Après la première Conférence nationale des territoires, en juillet dernier, il n’a cessé de mettre en œuvre des mesures limitant les moyens ou stigmatisant l’action des collectivités locales”, soulignait l’Association des maires de France dans un communiqué publié le 10 avril dernier.
“Vivre ensemble, vivre en grand, pour une réconciliation nationale”, c’est l’intitulé du plan remis au chef du gouvernement le 26 avril par Jean-Louis Borloo, ancien ministre de la Cohésion sociale et publié le jour même sur son compte Twitter. Il rassemble 19 programmes structurants et innovants. “C’est un plan de réconciliation nationale. Recréer une cohésion urbaine, une cohésion sociale, une cohésion républicaine, c’est possible et réalisable”, peut-on y lire. Il comporte de nombreuses propositions, dont la création de 200 quartiers d’excellence numérique, un plan national pour lutter contre l’illettrisme et l’illectronisme (absence de connaissance des clés nécessaires à l’utilisation et la création des ressources électroniques), la formation aux savoirs de base, l’investissement dans la petite enfance, le sport, le déploiement du Pass culture…
Le plan a séduit les maires, qui attendent maintenant une appropriation pleine et entière des préconisations faites et leur mise en route immédiate. “L’enjeu est celui de l’avenir de la France et du pacte républicain qui se joue dans nos quartiers”, précise Philippe Rio.
Pas de plan de bataille à 48 milliards d’euros
Pressé par les représentants, toutes couleurs politiques confondues, et par les acteurs de terrain, inquiets de voir tous les voyants au rouge, l’exécutif n’avait pas tardé à agir. En novembre 2017, Emmanuel Macron avait ainsi missionné Jean-Louis Borloo pour préparer un plan de bataille pour les banlieues et les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Après des mois de concertation impliquant tous les acteurs de la mobilité de l’insertion, de l’éducation et de l’emploi, l’ancien ministre de la Cohésion sociale a donc présenté fin avril, lors de la rencontre de Dijon, les grandes lignes de son projet de 48 milliards d’euros.
Mais les élus qui espéraient dans la foulée l’annonce d’un “plan Borloo” largement inspiré des propositions de l’ancien ministre ont été déçus. Le 22 mai, Emmanuel Macron a fait machine arrière, prônant “un changement de méthode”.
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