Karim Amellal : « Refuser la haine en ligne »
Cet écrivain et enseignant à Sciences Po a été chargé par le président de la République de mener une mission dédiée à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet. Aux côtés de Gilles Taïeb, vice-président du Crif et Laetitia Avia, députée LREM, il réfléchit à la pertinence d’une loi
Quel sera le rôle exact de cette mission dédiée à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur le Net ?
C’est une mission indépendante, annoncée le 19 mars lors de la semaine contre le racisme et l’antisémitisme, et rappelée par le Premier ministre Edouard Philippe dans le plan pour 2018-2020. A la fois politique et technique, la mission prévoit de renforcer la lutte contre la “haine en ligne” (ou “cyberhaine”). Il se trouve qu’il y a tout un dispositif législatif qui existe déjà et proscrit tous les discours à caractère raciste, antisémite, négationniste, sexiste, homophobe. D’ailleurs, la première loi en la matière date de 1881. Elle encadre la liberté d’expression. Elle est très large, car elle inclut tous les propos diffamatoires, incitant à la haine, discriminatoires, sur le fondement d’une appartenance ethnique ou religieuse.
Comment est intervenue cette nomination ?
C’était une surprise. Je connais Emmanuel Macron, mais j’ai davantage parlé d’Algérie avec lui que de “haine en ligne”. En revanche, je travaille sur ce sujet au travers de campagnes sur internet depuis un an. Je suis impliqué sur la question des “fake news”, des théories du complot, de l’éducation aux médias. Cela s’inscrit donc dans ce cadre. Le flot de haine qui se déverse sur le Net est hallucinant. Certes, la liberté d’expression existe, mais en France, elle est encadrée. On ne se lance pas d’insultes racistes dans la rue. Nous n’avons pas à le faire sur internet qui est aussi un espace public.
Le Crif est décrié pour sa dimension très politique. Les intérêts sont-ils tous convergents ?
Le Président a annoncé cette mission lors du dîner du Crif. On sait que la lutte contre l’antisémitisme est une préoccupation très forte du Gouvernement. Emmanuel Macron a répondu à ces attentes en englobant toutes les manifestations haineuses. Tous les trois, nous avons sans doute des expériences, des idées et des approches différentes. Mais nous partageons tous la même “triple” conviction : le refus de la haine sur internet, le manque d’outils pour la combattre et la nécessité d’inclure toutes les victimes de ce fléau. Nous pourrons avoir des désaccords, mais nous sommes là pour atteindre un point d’équilibre. Toutes les expressions haineuses envers les religions seront punies.
Est-ce qu’internet est l’unique responsable de cette montée de la haine dans notre société ?
Deux phénomènes s’interconnectent. D’une part, on assiste à une banalisation de la parole haineuse à l’encontre des musulmans, des juifs, des homosexuels, des femmes… C’est donc un sujet qui concerne tout le monde. Et d’autre part, on peut tenir les propos les plus ignobles sous couvert d’anonymat. On peut insulter, invectiver ou menacer en commentant une vidéo sur YouTube. Ce qui n’est pas acceptable.
La question de la responsabilité se pose…
Absolument. Qui est responsable de cela ? Il y a la question de l’individu qui agit masqué mais aussi celle de la plateforme et des réseaux sociaux.
Justement, est-ce que tous les réseaux sociaux se valent ? Par exemple, prenons le cas de Twitter où s’organisent des “raids”, c’est-à-dire des campagnes structurées de “cyberhaine”.
Twitter est paradoxal. C’est l’un des réseaux sociaux les moins utilisés donc les moins populaires. En revanche, c’est le réseau où s’expriment de manière la plus sophistiquée les attaques à caractère raciste, haineux ou sexiste. Cela s’explique, d’abord, par la nature de Twitter. Il n’y a pas d’espace privé ou public. On peut suivre n’importe qui à moins d’être bloqué, une démarche par ailleurs de plus en plus utilisée. Autre explication, dès son lancement, il a été très utilisé par certains types de réseaux à savoir la “fachosphère” ou la “jihadosphère”. C’est un espace qui a une vraie utilité pour passer des messages. D’autant plus que sur ce réseau, il y a aussi les faiseurs d’opinion, politiques et journalistes.
Avez-vous une vision claire sur cette mission ? On parle éventuellement d’un projet législatif…
C’est une mission de réflexion. Avant tout, il s’agit de faire des propositions. Nous allons aussi travailler à l’échelle européenne pour voir ce qui se fait déjà. In fine, nous formulerons des propositions qui pourraient se traduire dans une loi à l'échelle nationale, mais également dans une perspective européenne. Nous sondons très largement et nous allons lancer une consultation publique début juin.
Pourquoi ?
Prenons le cas de l’Allemagne qui a fait voter une loi, l’an dernier, pour encadrer les expressions haineuses. Cette loi sanctionne de façon très lourde les plateformes qui ne retirent pas, dans les vingt-quatre heures, ces contenus signalés comme illicites. Or, on s’aperçoit que la sanction est tellement lourde (50 millions d’euros) et le délai tellement court que les plateformes ont tendance à retirer tout et n’importe quoi par peur de la sanction. Se pose, alors, la question de la censure…
Aujourd’hui, la liberté d’expression et la liberté d’opinion sont des acquis précieux. En revanche, pensez-vous que les Français soient prêts à adopter un réflexe, à savoir recourir au droit et porter plainte en cas d’abus ?
Il faut que les gens recourent au droit. C’est fondamental. Il ne s’agit pas d’interdire les opinions mais c’est au juge de dire quand la limite a été franchie ! Il y a une différence entre le débat d’idées et l’injure raciste ou la violence, qui elles, sont punies par la loi. La question des femmes est essentielle. On ne peut pas dire “je vais te violer” sur Twitter. Alors, oui, il faut porter plainte. Tout en sachant que cela pose la question des moyens donnés à la justice pour instruire les dossiers. Le Gouvernement est prêt à mettre ces moyens en place. Nous sommes face à une question plus large qui est celle de la régulation d’internet. Dès lors qu’il y a des enjeux financiers, ces plateformes sont très réactives. Environ 75 % des 15-24 ans sont sur les réseaux sociaux ! Donc, si l’on ne responsabilise pas les plateformes, le combat contre la “haine en ligne” s’annonce très difficile.