Hakim el Karoui : « La majorité des musulmans a tort de rester silencieuse »
L’essayiste a dirigé un rapport publié en septembre pour l’Institut Montaigne sur l’Islam de France. Par ses propositions choc, celui-ci provoque l’ire autant des islamistes que de l’extrême droite, en passant par le Conseil français du culte musulman
En 2016, vous avez dirigé un rapport sur l’Islam (“Un Islam français est possible”). Celui que vous avez publié en septembre s’intitule “La fabrique de l’islamisme”. Ne craignez-vous pas l’amalgame ?
Celui-ci est un rapport sur l’islamisme qui parle de l’islamisme. On a voulu distinguer l’Islam et l’islamisme. Dans un cas, nous avons une religion et, dans l’autre, un projet politique, une vision idéologique qui n’est pas le sous-produit de l’Occident ou du mauvais comportement de l’Occident. Cette vision islamiste du monde veut expliquer, encadrer, organiser et donner un sens. La question sous-jacente est la suivante : qui va proposer une lecture différente de celle des islamistes sur l’Islam ? Ce sont les musulmans qui doivent s’en emparer. Est-ce que les musulmans sont organisés pour être capables de proposer une lecture alternative ? La réponse est non. Il y a bien un sujet d’organisation dans le rapport sur l’islamisme.
Les wahhabites, les salafistes ou les Frères musulmans n’ont pas du tout les mêmes objectifs et sont mêmes opposés, comme cela est évident entre l’ex-président égyptien Mohamed Morsi et l’Arabie Saoudite par exemple. Pourtant, vous les regroupez dans le même qualificatif…
Je ne pense pas qu’il y ait une différence profonde et absolue qui permettrait de distinguer les uns et les autres. L’islamisme a une seule vision du monde. Si leurs moyens d’action sont extraordinairement différents, leur représentation du monde ne l’est pas. C’est un Islam qui a un impact dans la politique, dans la société, et dans la relation au pouvoir. C’est aussi un Islam autoritaire, au sens où il veut convertir les autres.
Avant Nicolas Sarkozy, les Franco-Maghrébins ne s’identifiaient pas par leur religion. Maintenant, tout le monde les définit comme musulmans. Est-ce la faute des médias, des politiques… ?
On aura gagné quand les enfants ou petits-enfants d’immigrés arrêteront de croire qu’il faut baisser la tête, qu’ils ne sont que des victimes de ce qu’il se passe, qu’ils n’ont aucune responsabilité. Le niveau d’angoisse avec lequel joue la droite est, à mon avis, absolument gravissime et totalement irresponsable. S’il y a des gens qui ont créé et magnifié une identité musulmane, ce ne sont pas les médias, c’est Tariq Ramadan. Il a dit, en gros : “Je vais vous expliquer comment être musulman et européen. Pas européen et musulman. Parce que votre identité première, c’est l’Islam.”
Vous parlez de la majorité silencieuse qui, selon vous, n’est pas réactive. Dans le même temps, si elle est silencieuse, c’est qu’elle estime qu’elle n’a rien à voir avec les terroristes…
Elle se trompe en restant silencieuse, en faisant comme si le terrorisme n’avait pas d’impact sur elle. C’est dans son intérêt de bouger, de parler, de se mobiliser contre le terrorisme. La conséquence de leur inaction, c’est la dégradation de l’image de l’Islam. Je considère que ça me regarde en tant que français, pas en tant que musulman. On mesure très bien le niveau de discrimination. Les discriminations touchent la majorité silencieuse.
Vous voulez créer l’Association musulmane pour l’Islam de France (Amif), indépendante des autres organisations. Comment voyez-vous sa genèse ?
Sans conflit d’intérêts. Je la vois comme un régulateur et non pas comme une organisation représentative. Il faut penser aux fidèles et aux problèmes de transparence financière, notamment autour des dons que l’on estime entre 200 et 300 millions par an (…). Ces derniers étant souvent en liquide, on pourrait imaginer une appli pour smartphone, qui permettra de flécher son parcours, une partie ira à la mosquée locale, une autre à l’Amif, avec une possibilité de défiscalisation. Se pose également le problème de la traçabilité du don. Ça prendra du temps et nécessitera de la confiance, mais je pense que beaucoup de fidèles seront rassurés de donner à l’Amif et de financer la formation des imams français ou la construction de mosquées.
Qui va s’en occuper ?
Des gens indépendants, qui ne sont pas dans le business et n’ont pas de lien de sujétion avec des Etats étrangers. C’est forcément un regard neuf sur le sujet. Après, quand vous regardez le paysage français, il existe des régulateurs. La plupart du temps, ils appartiennent à la sphère publique. Ce ne sera pas le cas de l’Amif.
En quoi sera-t-elle différente de l’Association pour le financement et le soutien du culte musulman (AFSCM) ?
Le Conseil français du culte musulman (CFCM) est une représentation des mosquées institutionnelles. Ces mosquées-là vont bénéficier de l’argent qui sera collecté par l’Amif. Donc, les dirigeants du CFCM devraient s’en réjouir. Visiblement, ça n’est pas tout à fait le cas, car ils sont juges et parties. Dans le monde d’aujourd’hui, on sépare ceux qui régulent et ceux qui agissent. Ce ne sont pas les personnes qui sont en cause, ni même les fédérations. C’est le concept qui est mauvais. Vous ne pouvez pas demander à quelqu’un de se prélever lui-même de l’argent.
De manière concrète, comment l’Amif va imposer cette taxe sur le “halal”, par exemple, auprès des boucheries ?
Tout le monde se suspecte de faire du faux “halal”. Il y a trois mosquées qui ont un monopole pour donner des cartes de sacrificateurs. Ces mosquées doivent elles-mêmes être accréditées. A partir de là, vous êtes sur toute la chaîne. Faisons pareil que pour le bio. Il existe des certificateurs du bio et, au-dessus, il y a un certificateur des certificateurs. Il ne s’agit pas de rentrer dans un débat. L’Amif sera celui qui vérifiera ces normes et ce cahier des charges.
Et s’il n’est pas respecté ?
On le dira sous forme de rapport, d’interpellation publique… Après, si des gens veulent continuer à travailler avec des acteurs qui ne font pas ce qu’ils disent, ils le feront.
On vous reproche de vouloir mettre en place un Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins, une agence de renseignement) musulman. Qu’en est-il de cette proposition ?
Sur 614 pages, le mot Tracfin apparaît une seule fois, pour expliquer ce qui est fait contre le terrorisme. Le “Tracfin islamique” vient d’un faux scoop d’Europe 1.
Dans votre rapport, vous évoquez également une taxe sur les pèlerinages…
(Il interrompt) Non, “taxe”, c’est un mot de l’Etat. Il s’agit d’une redevance obligatoire et non volontaire.
Les pèlerinages sont gérés par l’Arabie saoudite, avec qui il va falloir négocier la redevance…
L’Arabie saoudite est demandeuse. Elle souhaite juste construire un process qui fonctionne pour gérer 4 millions de personnes au même endroit pendant une semaine. En termes de logistique, c’est extrêmement complexe. Dans les pays arabes et musulmans, normalement, c’est l’Etat qui régule. En France, personne ne régule. Si on dit à ce pays que l’on a un projet de régulation et qu’elle pense que c’est un bon projet, elle va y adhérer.
Ça ne vous pose pas de problème de négocier avec l’Arabie saoudite qui, pourtant, défend le wahhabisme ?
Nous avons démontré la responsabilité de l’Arabie saoudite dans la situation actuelle et le lien idéologique qu’ont les jeunes Français avec les grands oulémas saoudiens. Est-ce qu’il faut continuer à ne pas échanger à ce sujet avec l’Arabie saoudite ? Je ne pense pas. Il faut du dialogue. Par ailleurs, tous les pays arabes parlent avec l’Arabie saoudite pour l’organisation du pèlerinage.
Votre proposition de l’apprentissage de l’arabe à l’école a soulevé une vive polémique. L’ancien ministre Luc Ferry a estimé que l’on ferait entrer “l’islamisme dans l’Education nationale”…
J’ai plutôt entendu l’actuel ministre, Jean-Michel Blanquer, souligner que l’arabe était une langue prestigieuse et qu’il voulait développer l’enseignement à l’école. Il y a 8 000 enfants qui étudient l’arabe au collège et au lycée, 50 000 qui l’apprennent à l’école primaire. Dans les mosquées, on ne sait pas très bien, mais les inspecteurs d’arabe pensent qu’il y en a dix fois plus. Il y a une demande très forte. Par contre, qu’un ancien ministre se couvre de honte en affirmant qu’il ne veut pas que les cours d’arabe se développent car, je cite, “on ne contrôle pas les professeurs”, que veut-il dire ? Il sous-entend qu’on ne contrôle pas les professeurs d’origine arabe ou musulmans. Pourtant, ces derniers sont nombreux dans toutes les matières. On contrôle très bien tous les enseignants, grâce aux concours de recrutement de l’Education nationale et de la fonction publique. Il faut leur donner toute leur place, contrairement au discours xénophobe d’un ancien ministre de l’Education nationale.