Gilets jaunes et banlieue, des passerelles à bâtir

 Gilets jaunes et banlieue, des passerelles à bâtir

Rassemblement de gilets jaunes le 16 décembre dans la banlieue sud du Mans (crédit photo : Jean-François Monier/AFP)


La séquence sociale mouvementée que traverse la France depuis novembre ravive la question de la convergence des luttes. En l’occurrence celle des gilets jaunes et des habitants des quartiers populaires paraît particulièrement pertinente.


Difficile d’y échapper : à chaque mouvement social d’ampleur, la question de la convergence avec les quartiers populaires se pose. Elle avait été beaucoup débattue au printemps 2016, à l’occasion du mouvement de contestation Nuit ­debout, elle revient depuis la mi-­novembre avec les gilets jaunes. Une mobilisation, un soulèvement, dont la sociologie singulière (beaucoup de Français vivant dans des zones péri-urbaines ou des ­petites et moyennes villes de région), les formes d’action inédites et l’absence d’ancrage partisan redonnent un intérêt certain à cette question.


Venus d’horizons divers, les gilets jaunes – dont le sentiment d’injustice fiscale et la haine du président Emmanuel Macron ont été un ciment suffisant pour ­rassembler des centaines de milliers de personnes pendant des semaines – peuvent-ils se retrouver dans les rues avec les habitants des quartiers populaires et les descendants d’immigrés confrontés, eux, au racisme structurel de la société française ? Ce mouvement ­populaire spontané, plutôt “blanc”, et cette lutte post­coloniale peuvent-ils se parler, voire s’agréger ?


Pas grand-chose, au début de la mobilisation des ­gilets jaunes, mi-novembre, ne pouvait le laisser penser. Ces citoyens bloquant des ronds-points et des péages dans tous les départements du pays pour protester contre la taxe carburant ont d’abord été moqués : “fachos fâchés”, poujadistes 2.0, bonnets rouges, etc. Les formations de la gauche traditionnelle, en part­iculier, se sont méfiées de ce mouvement informe, sans porte-parole, revendiquant son apolitisme et sa ­défiance des syndicats, préférant entonner La Marseillaise que l’Internationale et prompt à se draper de bleu-blanc-rouge. Des codes qui ne collaient pas et auxquels se sont ajoutés des faits ­attestant de la présence dans les rangs de militants ouvertement racistes : des réfugiés clandestins dénoncés à la police en Normandie, une automobiliste musulmane contrainte à se dévoiler dans la Somme. Le 17 novembre, pour l’acte I de la mobilisation, dans la ­région toulousaine, des individus expliquaient qu’ils étaient là parce qu’ils ne voulaient pas d’aide aux ­migrants, ni de nourriture halal en France…


 


Au début, “ça semblait plutôt mal parti”


Largement de quoi susciter la méfiance légitime des militants des quartiers et de l’immigration. “Au début, on était comme tout le monde, on ne l’avait pas vu venir et ça semblait plutôt mal parti, témoigne Youcef Brakni, l’un des porte-parole du comité Adama, qui lutte sans faille contre les violences policières et le racisme. Et puis, on a noté que le profil de beaucoup des personnes mobilisées ressemblait à celui des habitants des quartiers : isolés, relégués, méprisés, etc. Avec la thématique centrale de la répartition des richesses. Nous, dans les quartiers, on connaît tout ça puissance 10, on est dans l’ultra précarité et on s’est dit qu’une rencontre était peut-être jouable. Que plutôt que d’en rester à l’écart et de s’en méfier, l’un des enjeux était d’y entraîner tout le mouvement social et d’empêcher que ce soit récupéré par l’extrême droite.” Le 1er décembre, le comité Adama a appelé à se joindre à l’acte III dans les rues de Paris. “On a été les voir, eux sont venus à nous, on a échangé et ça s’est très bien passé”, résume le militant.


Comme l’a relaté fin décembre le Bondy Blog, de nombreux jeunes des quartiers hésitent cependant à rejoindre un mouvement dans lequel ils ne se sentent pas représentés et où ils craignent que leur présence ne donne au gouvernement la possibilité de les assigner au rôle de casseurs (1).


La sociologue Nacira Guénif-Souilamas – l’une des initiatrices du collectif Rosa Parks qui appelait “les ­militants, habitants des quartiers, femmes et hommes des cités, étudiants, travailleurs précaires ou non, sans ­papiers, migrants” à disparaître de l’espace public le 30 novembre pour y réapparaître à grand bruit 1er décembre (2) – s’avoue un peu désarçonnée par le côté “insaisissable” des gilets jaunes. Et note la faible articulation de leurs mots d’ordre avec ceux des quartiers populaires. “Ce qui s’est passé à Mantes-la-Jolie (Yvelines, ndlr), où la police a forcé des lycéens de banlieue à s’agenouiller, pourrait permettre d’opérer une jonction, estime-t-elle ­cependant. Ça a été repris par les gilets jaunes qui, comme les manifestants contre la loi Travail il y a un an, découvrent et éprouvent une violence d’Etat dont les Arabes et les Noirs sont les premiers destinataires.”


 


Bientôt les “gilets jnouns” ?


Pour Youcef Brakni, le seuil est franchi : “Cette rencontre, le 1er décembre, a été un succès à tous les niveaux, se félicite-t-il. On a montré que les gilets jaunes n’étaient pas un truc de fachos et, dans nos échanges avec eux, on a mis nos thématiques spécifiques sur la table. Bien sûr qu’il y a encore un gouffre, ils découvrent un monde qu’ils ne connaissaient pas du tout. On est dans des processus longs, c’est évident, mais ce qui compte, c’est qu’il y ait un début et de créer des espaces où les gens peuvent se politiser. Notre stratégie, dans des séquences comme celle-là, c’est clairement de faire converger le plus d’organisations possible.”


Si les gilets jaunes survivent à la coupure de décembre et que la convergence avec les militants des banlieues s’opère, le mouvement réunirait, de fait, des strates différentes des classes populaires et moyennes basses de la société française. Un cauchemar pour le gouvernement et pour de nombreux observateurs. “Malgré le ­caractère pacifique de l’immense majorité des manifestations, si les indigénistes et les banlieues s’en mêlent, le peuple français peut craindre le pire…”, prévient ainsi le magazine Causeur dans un article du 6 décembre. Son auteur laisse libre cours à ses angoisses paranoïaques : “L’alliance entre léninistes New Age et indigéno-islamistes est plus qu’envisageable (…). Les banlieues regorgent d’armes, si bien que les antifas et autres black blocs peuvent trouver en eux des alliés objectifs.”


Rien que pour la terreur qu’elle inspire aux forces conservatrices et réactionnaires, la perspective d’une jonction politique mérite d’être creusée. D’autant que, selon un bon mot du cinéaste et militant Samir Abdallah, elle a peut-être déjà trouvé son nom: les “gilets jnouns” 


(1) Lire l’article “On ne se sent pas représentés : pourquoi les jeunes de banlieue parisienne ne rejoignent pas les gilets jaunes”, par Amine Habert, sur www.bondyblog.fr, 17 décembre 2018.


(2) Appel à voir sur www.rosaparks.webflow.io


 


Voir aussi : 


Taha Bouhafs, gilet jaune et vigie des quartiers populaires