Police : comment arriver à s’organiser contre le « système »

 Police : comment arriver à s’organiser contre le « système »

Le 12 novembre 2014, un hommage est rendu à Paris au militant écologiste Rémi Fraisse, tué quelques jours plus tôt par une grenade tirée par un gendarme à Sivens dans le Tarn (Michael Bunel/NurPhoto/AFP)

En France, chaque année, plusieurs personnes, notamment des jeunes, décèdent lors d’interventions de la police. Une réalité à laquelle s’adjoint souvent celle de l’impunité, de fait, de ceux qui tuent. Cette violence systémique invite à s’organiser.

 

Wissam El Yamni (30 ans, mort le 9 janvier 2012, à Clermont-Ferrand), Lamine Dieng (25 ans, le 17 juin 2007 à Paris), Ali Ziri (69 ans, le 11 juin 2009 à Argenteuil), Amine Bentounsi (29 ans, le 21 avril 2012, à Noisy-le-Sec), Rémi Fraisse (21 ans, le 26 octobre 2014, à Sivens), Amadou Koumé, (33 ans, le 6 mars 2015 à Paris), Babacar Gueye (27 ans, le 2 décembre 2015 à Rennes), Adama Traoré (24 ans, le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise) ou Zineb Redouane (80 ans, le 2 décembre 2018, à Marseille). Des “dossiers” emblématiques, parmi de nombreux autres, des violences policières, auxquels on peut ajouter, pour 2019, les cas de Steve Maia Caniço (24 ans, le 22 juin, à Nantes) et d’Ibrahima Bah (23 ans, le 6 octobre, à Villiers-le-Bel).

Un profil type de victime se dessine

Quatorze ans se sont écoulés depuis la mort, le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, de Zyed Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans) qui fuyaient une intervention de la police. Leur mort dans un bloc électrique avait déclenché une révolte urbaine d’une intensité inédite : trois semaines d’émeutes et l’état d’urgence décrété par le gouvernement.

Selon un décompte du site Bastamag, recensement précis et détaillée effectué entre 1977 et 2018, ces quatorze dernières années ont été les plus meurtrières : 265 personnes ont trouvé la mort entre 2005 et 2018 “à la suite d’inter­ventions policières”, soit presque la moitié des 578 tués sur cette période de quarante-deux ans. Parmi eux, souligne Bastamag, “un profil des personnes ­décédées se dessine (…), il s’agit souvent d’un homme âgé de 17 à 25 ans, qui porte fréquemment, en outre, un nom à consonance africaine ou maghrébine, et habite un quartier populaire en périphérie d’une agglomération comme Paris, Lyon ou Marseille.

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Un scénario récurrent

De fait, dans les quartiers populaires, nul n’ignore que les tragédies finissant par la mort d’un jeune sont toujours tirées du même scénario, éprouvé et puisant dans un large spectre de variantes : à l’occasion d’un contrôle, d’une poursuite, d’une interpellation, une interaction a lieu entre des jeunes et des forces de police. Elle aboutit à la mort du jeune : tué par balle (plus rarement Taser, Flash-Ball ou grenade), suite à un pliage ou un plaquage ventral (les “techniques d’immobilisation” utilisées par la police), lors de la collision de son véhicule, ou bien encore par noyade ou chute, en voulant s’échapper .

Quelle que soit la façon, la suite est toujours la même : la détresse et la colère gagnent l’entourage du défunt et son quartier, et des émeutes éclatent. Elles sont réprimées. Dans les jours suivants, la presse relate l’affaire : “Le quartier XX s’embrase : trois voitures brûlées, un abribus détruit”. Quelques messages politiques suivent, généralement pour s’assurer de “la fermeté” de l’Etat face aux violences urbaines “inacceptables”.

Le même Etat n’adresse pas son soutien à la famille du défunt. Une enquête est ­ouverte. Une marche blanche a lieu. Un comité “Justice et Vérité pour…” est créé, rassemblant des proches de la victime et des militants des quartiers qui vont se battre et souvent s’épuiser pendant des années à réclamer justice. L’enquête traîne en longueur et, dans quasiment tous les cas, aboutit à la relaxe des policiers impliqués, sinon à des peines ou des sanctions ridicules.

Police : Manifestation silencieuse en mémoire de Lamine Dieng à Paris, le 24 juin 2007 (Olivier Laban-Mattéi/AFP)
Manifestation silencieuse en mémoire de Lamine Dieng à Paris, le 24 juin 2007 (Olivier Laban-Mattéi/AFP)

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“Un système auquel il faut s’attaquer”

Membre du comité Justice et Vérité pour Wissam, et frère de la victime, Farid El Yamni est devenu en huit ans un “spécialiste” de la question, reconnaît-il avec une certaine amertume. Il est formel : “Pour s’en tenir aux affaires des dix dernières années (dans lesquelles la police est impliquée dans la mort d’un jeune des quartiers, ndlr), il n’y en a pas une seule qui n’ait pas fait l’objet d’une ou plusieurs irrégularités : disparition de pièces, témoins non entendus, fausses déclarations, etc. On en traite aucune correctement. C’est l’une des raisons pour lesquelles cela continue et que des jeunes sont tués chaque année : ces morts sont le fait de professionnels qui, quand ils mettent leur uniforme, savent qu’ils ne risquent rien parce que justice ne sera pas rendue. Quelque chose de structurel maintient tout ça : il s’agit bien d’un système et c’est à cela qu’il faut s’attaquer.”

Wissam, Lamine et les autres

Le frère de Farid, Wissam, est mort le 9 janvier 2012 à Clermont-Ferrand. Dans la nuit du 1er janvier précédent, il était tombé dans le coma après une interpellation de la police suite à un jet de pierre contre une voiture des forces de l’ordre. C’est très probablement un pliage effectué par les policiers qui a causé la mort de l’homme, alors âgé de 30 ans. Mais huit ans plus tard, l’enquête n’a toujours pas été bouclée. “Les témoins de la scène du crime n’ont pas encore été entendus par la juge d’instruction, s’indigne Farid. Elle ne fait rien depuis trois ans. Je ne me fais aucune illusion : ils attendent juste le bon moment et la bonne manière pour nous la mettre à l’envers.”

L’examen de la plupart des dossiers cités plus haut ne lui donne malheureusement pas tort. Quelques exemples : les huit policiers mis en cause dans le dossier de Lamine Dieng ont fait l’objet d’un non-lieu en 2014, confirmé en appel en 2015 puis en cassation en juin 2017. Ce Franco-Sénégalais de 25 ans était mort dans la nuit du 17 juin 2007 dans un fourgon de police à Paris après avoir été immobilisé et avoir subi un plaquage ventral. La famille qui a porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, l’ultime recours possible), avait déjà dû attendre un an après sa mort pour que l’asphyxie soit officiellement reconnue comme la cause de son décès.

Des dossiers emblématiques

Après neuf ans de combat, le 20 juin 2018, la famille d’Ali Ziri, retraité algérien mort suite à un plaquage, le 11 juin 2009 au commissariat d’Argenteuil, à l’âge de 69 ans, a, elle, obtenu de la CEDH que l’Etat français lui verse 30 000 euros “pour dommage moral”. Un Etat admonesté pour sa “négligence” mais dont les fonctionnaires de police dans les mains desquels ce septuagénaire, de retour en France pour quelques jours pour préparer le mariage de son fils, a perdu la vie, ont échappé à toute sanction.

Dans le dossier Rémi Fraisse, 21 ans, tué par une grenade à Sivens le 25 octobre 2014 alors qu’il prenait part au mouvement de protestation contre la construction d’un barrage, plusieurs procédures judiciaires ont été engagées. La Cour de Cassation a rejeté, en mai dernier, le pourvoi du père de Rémi qui contestait le cadre de l’intervention des gendarmes. Dans une autre, la partie civile a fait appel sur l’ordonnance de non-lieu pour le gendarme qui avait lancé la grenade. L’audience se tient le 10 octobre, le délibéré est attendu le 9 janvier. Là résident les derniers très maigres espoirs de la famille. Autre dossier emblématique : celui d’Adama Traoré, mort à 24 ans, le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise. Sa famille qui, depuis, médiatise sa lutte pour que justice soit faite, est harcelée par la police et la justice.

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Peu de justice, beaucoup d’injustice

Les éclaircies sont rares et souvent fugaces. Fin octobre, on apprenait la mise en examen d’un second policier dans le cadre du dossier Amadou Koumé, 33 ans, mort dans la nuit du 5 au 6 mars 2015, à Paris, après une interpellation. On le soupçonne d’avoir pesé de tout son poids sur le dos de la victime. Dans l’affaire de Théo ­Luhaka, ce jeune de 22 ans violé de fait le 2 février 2017 lors d’une interpellation à Aulnay-sous-Bois (qui gardera des séquelles à vie), quatre policiers sont mis en ­examen, dont un pour viol. Les assises sont encore possibles. Mais des procès auront-ils lieu ? Et si oui, à quoi ces policiers seront-ils condamnés ?

En termes de peines infligées dans ce type d’affaire, le 10 mars 2017 fait figure de rare “victoire”. Qu’on en juge : ce jour-là, le policier coupable d’avoir tué d’une balle dans le dos Amine Bentounsi, 29 ans, le 21 avril 2012, à Noisy-le-Sec a été reconnu coupable de “violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner”. La justice le condamne à cinq ans de prison avec sursis et une interdiction de porter une arme pendant la même durée. Il peut continuer d’exercer le métier de policier. Une bien maigre “victoire” face aux douleurs endurées… “On parle de vies supprimées, rappelle Farid El Yamni. J’ai dormi vingt ans dans la même chambre que mon frère. Il n’est plus là. Il n’y a pas plus haut dans l’injustice.”

Publié en novembre 2018, le texte du collectif militant Rosa Parks intitulé “Etat d’urgence et violences policières, justice ou rien ” s’ouvre avec cette phrase : “Nous, habitants des quartiers populaires, Noirs, Arabes et Roms, pleurons, et comptons chaque année ceux que la police a soustraits à la vie.

La mobilisation continue

Depuis un an, les habitants et militants des quartiers voient cependant se rapprocher d’eux de nouveaux potentiels alliés : celles et ceux, heurtés de plein fouet par la violente répression policière du mouvement des “gilets jaunes”. Au 15 novembre, le journaliste David Dufresne décomptait “860 signalements, 2 décès, 315 blessures à la tête, 24 éborgnés, 5 mains arrachées”* entre novembre 2018 et juin 2019. Un comptage qui choquent les militants blancs non racisés, déjà très émus par la mort de Rémi Fraisse et pas habitués dans ce pays. Et où on ne peut ignorer que la seule personne tuée en marge directe de ces manifestations est Zineb Redouane, une Marseillaise algérienne de 80 ans (lire page 34)

Vous avez dit “racisme structurel”, “racisme d’Etat” ? Face à cette violence systémique, les luttes et les mobilisations continuent. Les comités de soutien fleurissent, les solidarités se nouent et les liens se tissent, désormais aussi via les réseaux sociaux, notamment pour les jeunes générations de militants.

Plus de manifestations dorénavant

En ce moment, c’est l’appel à rejoindre, le 7 décembre à Rennes, la marche en mémoire de Babacar Gueye. Ce jeune ­Sénégalais de 27 ans tué le 2 décembre 2015 lors d’une intervention de la police, figure en haut de cet agenda des luttes. D’autres suivront.

“Je suis enflammé comme au premier jour, confirme ­Farid El Yamni, sauf que maintenant, en plus, j’ai cette certitude : ce que les autorités n’aiment pas, c’est que les gens s’organisent, on l’a vu dans la façon dont la marche contre ­l’islamophobie a été traitée. C’est cela qui peut mettre le système en danger. Il faut donc s’organiser collectivement, réfléchir tactique et stratégie, et le faire avec ceux qui ont des revendications légitimes. Notre petite flamme brûle. Ce n’est pas celle de l’insolence ou du désordre. C’est celle de la justice, de la droiture et de la liberté.”

Dossier du Courrier : 

Violences policières en France : sans justice, pas de paix

Assa Traoré : “Ce système répressif et raciste a tué mon petit frère”