Point de vue. Wagner ou une mutinerie contre Poutine
Poutine est pris par son propre piège. La milice Wagner qu’il a bâtie et instrumentalisée pour mener ses batailles, étendre ses réseaux et son pouvoir, se retourne contre lui.
Le soulèvement de la milice Wagner, groupe mercenaire, est une réaction certaine par un des appareils « internes » liés à Poutine contre l’autoritarisme de ce dernier, qui a déjà verrouillé le système politique depuis plusieurs années par la persécution des opposants et les atteintes aux libertés, et dont l’agression de l’Ukraine, pays souverain voisin, en est une de ses excroissances. Victime de sa « grandeur », de ses ambitions démesurées et de son réalisme irréaliste, Poutine en sortira certainement affaibli, même s’il bénéficie du soutien de la moitié de l’opinion russe, et de certaines sphères internationales, du moins jusqu’à ce jour.
Mutinerie ou coup d’Etat ? En fait, les troupes du groupe paramilitaire Wagner se sont rebellées contre le pouvoir russe. Un convoi s’est approché de Moscou avant que leur chef Evgueni Prigojine, personnage obscur et ténébreux, ne se rétracte et décide de faire demi-tour. On sait qu’une mutinerie est généralement une action de révolte, née d’une prise de conscience au sein d’un groupe réglé par la discipline (équipage d’un navire contre le capitaine ou un groupe de militaire contre leur chef). Il s’agit ici d’une remise en cause vigoureuse des détenteurs de l’autorité par le groupe en rébellion, comme les mutineries de 1917 qui ont eu lieu au sein des forces armées françaises pendant la Première Guerre mondiale ou celles qui ont eu lieu en Afrique, en Amérique latine et dans les pays arabes. Alors que le coup d’Etat concerne la révolte d’une élite – militaire ou civile – issue de l’appareil de l’Etat. Même si dans les deux cas, mutinerie ou coup d’Etat, c’est le pouvoir ou l’autorité du chef de groupe qui est visée. Et même si une mutinerie peut dégénérer en un coup d’Etat. Disons que dans le cas d’espèce, c’est une sorte de coup d’Etat raté, même si on ne sait pas vraiment si dans les intentions de Prigojine, il y avait ou pas une volonté franche de renverser Poutine, tant il y a un grand déséquilibre de forces entre les deux parties. En tout cas, l’opération semble condamnée à l’avance, du moins militairement, même si la milice Wagner bénéficiait certainement d’appuis étrangers et internes, ce qui explique le revirement ou le sursaut de « conscience » politique de Prigojine. L’idée du revirement est-elle préméditée ou lui est-elle venue au cours de son incursion dans le territoire russe, ou de certaines puissances étrangères intéressées au jeu du chaud et du froid contre Poutine en pleine guerre contre l’Ukraine, ou peut-être encore se rappelle-t-il les échecs historiques de tous ceux qui ont voulu envahir ou attaquer la Russie sur son territoire gigantesque (Napoléon, Hitler) ?
On ne le sait pas vraiment, même si l’interrogation est légitime. L’histoire nous renseignera davantage. Prigojine s’est exprimé il y a quelques jours, en cherchant à justifier son action et à préserver son image. Il prétend avoir arrêté cette tentative de putsch pour « éviter de verser le sang russe ». A l’évidence, après une telle opération, la milice Wagner va être elle-même disloquée, comme l’y invite Poutine dans sa déclaration, dans laquelle il autorise une partie de Wagner à rejoindre Prigojine en Biélorussie, une autre partie à signer un contrat avec le ministère de Défense, et une autre à faire ce que bon lui semble.
Il n’en reste pas moins que si Prigojine, qui détient encore une force de nuisance, a voulu donner un aspect politique à son « coup », en mettant Poutine sur le banc des accusés vis-à-vis de l’armée russe, de l’opinion interne et internationale, il n’a pas perdu au change. Il a voulu montrer que Poutine n’est pas infaillible, qu’il n’a pas le contrôle sur tout, qu’il a été incapable de maintenir l’ordre, que sa capacité de contrôle de l’armée russe est une coquille vide. Poutine devrait prendre la menace audacieuse de la milice Wagner comme une atteinte à son pouvoir personnel et à sa capacité de contrôle. Il y a peut-être un déclic qui s’est déclenché contre l’infaillibilité de Poutine à la suite de ce coup de force, au point que le soutien à Poutine par les Russes va devenir de plus en plus hasardeux et aventureux. Déjà les élites russes ont été secouées (négativement) par la mutinerie. Elles se demandent s’il n’est pas plus opportun de voir un homme sage et raisonnable au lieu d’un homme belliqueux et agresseur à la tête de l’Etat pour que le pays puisse vivre en paix. Ceux qui croyaient à l’idée que Poutine est le garant de la paix par la force qu’il détient, en supportant complaisamment la dictature et les injustices, ne sont plus aussi sûrs qu’avant.
Poutine n’a sans doute pas lu Machiavel, qui a lutté dans Le Prince contre les milices et le mercenariat étranger, facteur de division, d’instabilité de sa cité de Florence et d’interventionnisme des puissances étrangères, en soutenant l’idée d’une armée nationale, seule garante de l’unité de l’Italie. « Si donc, écrit-il, votre illustre maison veut imiter ces grands hommes qui sauvèrent leur pays, elle doit avant toutes choses – et c’est là le fondement de toute entreprise – s’assurer des armes qui lui soient propres : on ne peut avoir des soldats plus fidèles, plus ardents, ni meilleurs. Et si chacun est bon, leur valeur augmentera quand ils se verront commandés, honorés, entretenus par leur prince. Si vous formez une armée de cette sorte (sans étrangers mercenaires), vous pourrez par la vieille vertu italienne vous défendre des étrangers » (Le Prince, ch.XVI). Et il donne l’exemple de Hiéron de Syracuse qui, lorsqu’il devint prince de la ville, dissout la vieille milice, mettra des soldats attachés à lui pour s’assurer de son pouvoir (ch. VI). L’histoire a toujours du bon.
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