Un espoir de réconciliation des Libyens

 Un espoir de réconciliation des Libyens

I. Fethi Amish (2-D) de la Chambre des représentants de Libye


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Tout comme la Yougoslavie après le maréchal Tito, la Libye de l’après Kadhafi est révélée à elle-même. Elle est ce qu’elle n’a jamais cessé d’être en réalité : un pays divisé historiquement, tant sur le plan géographique que sur le plan ethnique. Le pays est livré au chaos. D’un côté, des milices assoiffées de pouvoir et d’argent à Benghazi, Derna et Tripoli, des mouvements terroristes autour de Ansar al-Chariâ, Fajr Libya et Daech ; de l’autre côté, le général Haftar, à la tête de l’armée nationale, combattant toutes les milices, de Tripoli comme de Benghazi. Un général se considérant comme l’incarnation de l’unité nationale et le rempart des libyens contre le chaos.


 


La Libye est tellement portée à la division ethnique qu’elle en arrive à avoir simultanément deux parlements et deux gouvernements. Un parlement à Tobrouk composé de nationalistes conservateurs, un autre parlement à Tripoli composé dans sa majorité d’islamistes. Ces deux parlements n’entretiennent entre eux aucun rapport. Pire, ils s’ignorent. Le mal remonte à la période d’après les élections législatives du 25 juin 2014. La violence provoquée par les milices à Tripoli a conduit le parlement libyen à s’installer à Tobrouk dans l’est du pays, afin de pouvoir y travailler paisiblement. C’est là que ce parlement a pu élire son président Aguila Salah Aïssa. Cet éloignement du parlement n’a jamais pu être supporté par les islamistes, qui étaient majoritaires dans l’assemblée sortante. Ces islamistes en sont venus à boycotter la séance d’investiture en prétextant qu’elle était « contraire à la Constitution ». L’invalidation de l’élection du nouveau parlement par la Cour suprême le 6 novembre 2014 a fini par officialiser la scission.


 


Sur le champ de bataille, l’armée régulière de Haftar et le groupe Fajr Libya, composé de plusieurs milices au pouvoir à Tripoli, s’affrontent. Le général Haftar est résolu à livrer une guerre impitoyable aux islamistes, et le gouvernement de Tripoli soutient pour sa part tous les ennemis de Haftar. Pour les partisans de Abdelhakim Belhaj, ancien ennemi de Kadhafi, exilé aux Etats-Unis, devenu gouverneur militaire de Tripoli, la Libye n’a aucun avenir, aucune stabilité tant que le général Haftar s’y retrouve. Celui-ci considère à son tour que le jihadiste Abdelhakim Belhaj a pillé le pays pour amasser une fortune personnelle. D’où le langage des sourds, fondé sur des dénégations réciproques, bloquant toute issue politique à la division.


 


Les alliances internationales et régionales ne font qu’envenimer la crise. L’Arabie Saoudite et l’Egypte soutiennent Haftar et le parlement de Tobrouk, tandis que le Qatar et la Turquie, alliés des Frères musulmans, soutiennent le gouvernement de Tripoli. C’est dire que les Libyens se trouvent tiraillés entre les uns et les autres. Kadhafi disparu, les Libyens ne retrouvent pas pour autant leur pays. Celui-ci était confisqué par Kadhafi et ses proches, aujourd’hui il est doublement confisqué : par deux parlements et deux gouvernements géographiquement séparés. L’unité de la nation libyenne, à supposer qu’elle existe, devrait normalement s’appuyer sur l’unité des autorités politiques et institutionnelles elles-mêmes. Or, non seulement la Libye n’avait pas de structures politiques et d’institutions modernes, centralisées et rationalisées sous Kadhafi, mais en outre les distinctions politiques entre la majorité et l’opposition, nécessaires au jeu démocratique, n’ont aujourd’hui aucun sens pour un peuple qui ne reconnait d’autre identité et d’autre allégeance que d’ordre ethnique.


 


Des tentatives de réconciliation politique, il y en a eu, notamment sous l’égide des Nations Unies, puis à Rabat en février 2015 ou à Alger, quelques mois plus tard. Elles ont toutes échoué. Certains retraits des pourparlers ont eu lieu, ainsi que des voltefaces des négociateurs. Pourtant, on a failli parvenir à un accord à Alger. En principe, la suspension des combats sur le terrain devrait constituer un préalable aux négociations. Elle attestera en tout cas des prédispositions à la discussion et de la volonté d’aboutir des uns et des autres.


 


La dernière négociation entre les deux parties a eu lieu dans le secret total à Tunis ces derniers jours, dans un hôtel de la banlieue nord à Gammarth, un peu à la manière des fameux accords d’Oslo entre Israéliens et Palestiniens. L’opinion tunisienne a soudainement été informée, le dimanche 6 décembre, de l’accord politique final qui a eu lieu entre les deux parties, à travers la chaîne de TV Nessma, dont le patron Nabil Karoui était bien présent au moment du paraphe des accords. Chose qui suppose que ce dernier aurait peut-être joué un certain rôle entre les parties belligérantes, en collaboration avec le président tunisien Béji Caïd Essebsi auquel il est politiquement lié. Ce dernier, qui a un long vécu diplomatique, a toujours recommandé aux Libyens de ne faire d’autres accords politiques qu’entre eux-mêmes, avec personne d’autre. La recommandation ne semble pas être tombée dans l’oreille d’un sourd. Un tel accord libyen conclu en Tunisie, devenue terre de dialogue national, ayant réussi sa transition démocratique, dont le modèle est de nature à  inspirer d’autres expériences de transition, à la veille de la cérémonie de remise du prix Nobel à Oslo au Quartet, peut être une aubaine pour le président tunisien, malmené ces derniers temps par la crise interne de son parti Nida Tounès, même s’il est toujours en tête des sondages dans les cotes de popularité des personnalités politiques (sondage Sigma-Conseil de début décembre 2015).


 


En Tunisie aussi, le dialogue national qui a eu lieu dans un pays qui a frôlé la guerre civile entre islamistes et laïcs, n’a pas marché du premier coup. Il a fallu plusieurs tentatives avortées avant qu’il ne connaisse une issue heureuse. Il en ira peut-être de même pour les Libyens. Ces derniers craignent de plus en plus les menaces de Daech dont les jihadistes, fuyant la Syrie bombardée, sont déjà à pied d’œuvre à Syrte, et ont commencé à terroriser les populations et à mettre à exécution leur plan. La Tunisie avait d’ailleurs tout intérêt à la paix libyenne et au rapprochement entre les belligérants. Pour elle, la paix en Libye est plus importante que les bombardements de Daech en Syrie.  En tout cas, Daech est à 70 km des frontières tunisiennes d’après les déclarations du gouvernement tunisien. L’hypothèse du retour au calme en Libye est de nature à rassurer les autorités tunisiennes, qui ont déjà beaucoup de mal à passer à la phase de reconstruction du pays et à inspirer confiance aux investisseurs étrangers en raison du conflit libyen, exploitée par les terroristes tunisiens formés dans les camps d’entrainement de Daech en Libye et les contrebandiers de tous genres.


 


L’accord de Gammarth entre les Libyens prévoit le retour à l’ancienne Constitution de 1963, sur la base de laquelle auront lieu les prochaines élections législatives, qui doivent avoir lieu dans un délai de deux ans. Une commission de 10 membres sera chargée de choisir un chef de gouvernement de consensus national et deux vice-chefs de gouvernement représentant chacune des deux parties. Une autre commission de 10 membres sera chargée d’amender la Constitution pour l’adapter aux nécessités de la conjoncture présente. La volonté de ne pas élire une assemblée constituante et de ne pas élaborer une nouvelle constitution est sans doute motivée par l’urgence de la situation qui a besoin d’un cadre politique immédiat mettant fin à la crise.


 


Il faudrait encore matérialiser et exécuter cette somme de bonnes intentions entre les parties belligérantes sur le terrain, c’est-à-dire sur le champ de bataille. Est-ce que les innombrables milices anarchiquement autonomes peuvent être réceptives au contenu de l’accord et au compromis qu’il implique ? Le caractère tribal du pays prédispose-t-il des populations ethniquement hétéroclites et une classe politique encore immature à accepter une paix raisonnable, négociée et équilibrée ? Nul ne peut le prédire avec certitude.


 


Hatem M’rad