Entre le soutien prudent et le soutien massif
Hatem M’rad
Professeur de science politique
On peut dire que l’Union européenne a souvent tergiversé vis-à-vis de la Tunisie au gré de ses intérêts stratégiques, moraux et conjoncturels. Un soutien intéressé au dictateur Ben Ali, le prix à payer pour la stabilité, même policière, du régime et de la région, qui se transforme curieusement après la chute de « l’Infâme » en soutien prudent et calculé dans une transition, malgré tout, démocratique. L’Union européenne ne voulait pas s’embarquer dans le nouveau chaos tunisien dans lequel elle risque de perdre et ses valeurs et ses intérêts. Aujourd’hui, elle se décide certes à agir, mais les conditions sont devenues draconiennes. L’UE se veut plus sévère devant un Etat qui construit sa démocratie, même dans la souffrance.
La Tunisie est le premier pays du sud de la Méditerranée qui a signé en 1995 un accord d’association avec l’Union européenne. On parle aujourd’hui d’ailleurs de bilan de l’accord, 11 ans après. Un accord conditionné au respect des valeurs démocratiques. Nul n’ignore le célèbre article 2 de cet accord (le même qui a été transposé par la suite en 2000 à l’accord d’association avec le Maroc), qui précise que : « Le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux de l’homme, tels qu’énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, inspire les politiques internes et internationales de la Communauté et…constitue un élément essentiel du présent accord ». En d’autres termes, en cas de violation substantielle des règles démocratique par la Tunisie, en tant qu’Etat, l’Union européenne peut remettre en cause son partenariat, sa coopération, ses aides économiques et soutiens politiques.
En pratique, cette clause démocratique a été une tempête dans un verre d’eau. Les pressions politiques de l’Union européenne en faveur de la démocratisation du régime politique ont été plus que timides, alors même que les représentants de la société civile se plaignaient souvent auprès de l’UE du verrouillage politique et du contrôle sécuritaire qu’ils subissaient au quotidien, qui allaient jusqu’aux blocages des fonds et aides accordés par l’UE elle-même aux associations de la société civile, comme le blocage des fonds accordés à la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme. Non seulement l’Union européenne a fermé les yeux sur le système Ben Ali et ses pratiques iconoclastes, mais encore, elle a marqué un silence éloquent lors des évènements du bassin minier de Gafsa en 2008. Même le Parlement européen, d’habitude allergique aux violations des droits et libertés, n’a pas eu la moindre réaction. L’UE était-elle peu informée ou faisait-elle trop de calcul politique ? Peu importe, les faits sont là. Même après la révolution, à l’instar de la France, elle a adopté une position attentiste vis-à-vis de la Tunisie. On ne savait plus à la limite si elle était partenaire de la Tunisie ou de Ben Ali. Elle était en effet, comme beaucoup de chancelleries, surprise par des évènements soudains et une situation qu’elle n’arrivait plus à maitriser, à supposer qu’elle la maitrisait dans le passé.
Après la chute de Ben Ali, la Tunisie est entrée dans une phase de turbulence et d’improvisation politique et sociale, et dans une grave crise économique qui perdure encore. L’UE conditionnait depuis lors ses aides économiques à l’évolution institutionnelle, politique et juridique de la Tunisie transitionnelle. La pratique du donnant-donnant, à défaut de celle de gagnant-gagnant.
Si bien qu’aujourd’hui, après les révoltes arabes, les observateurs et les bons juristes tunisiens reconnaissent que le dispositif de la conditionnalité politique de l’accord d’association avec l’UE a été en définitive un échec. Les institutions européennes le reconnaissent également aujourd’hui. La révolte des populations tunisiennes, indignées par l’injustice et la terreur du régime, apparait comme un camouflet pour l’UE, qui n’a soutenu en définitive ni le régime autoritaire ni les valeurs démocratiques. Ni la lettre ni l’esprit de l’accord d’association n’ont été satisfaits. L’UE avait les moyens de « tenir » la Tunisie sur le plan démocratique, elle ne l’a pas fait. Pour forcer les choses, on peut même dire qu’elle a eu sa part dans la souffrance du peuple victime.
L’Union européenne a accordé un soutien financier à la Tunisie en 2011pour appuyer les réformes exigées par la transition démocratique. Ses experts étaient toujours présents pour encadrer le projet constitutionnel, les procédures électorales, et les réformes politiques. La Tunisie constitue aujourd’hui l’un des pays prioritaires de la politique européenne de voisinage de l’UE aux dires de celle-ci. Un plan d’action UE-Tunisie a été mis sur pied en 2015. Des négociations sont entamées depuis février 2016 pour un ambitieux accord de libre-échange approfondi et complet, l’ALECA, entre l’UE et la Tunisie.
Aujourd’hui une importante Résolution a été adoptée par le Parlement européen le 14 septembre 2016 sur les relations de l’UE avec la Tunisie dans le contexte régional actuel, dans laquelle il considère que « la situation de la Tunisie justifie la mise en œuvre d’un véritable « plan Marshall », correctement doté, pour appuyer la consolidation démocratique et favoriser de manière globale l’investissement et le développement de tous les secteurs de la vie économique et sociale, en particulier la création d’emplois et le maintien de services publics de qualité et accessibles à tous ; demande également que les efforts de soutien à la société civile soient renforcés ; est préoccupé par les difficultés socioéconomiques et budgétaires actuelles inhérentes à l’instabilité de la période transitoire et à la nécessité impérieuse pour la Tunisie de mettre en œuvre les réformes adéquates pour stimuler l’emploi et parvenir à une croissance durable et bénéficiant à tous… ». En somme, les gros moyens, puisque les petits moyens n’ont pas suffi à remédier aux difficultés de la transition et de la démocratie.
Seulement, le Parlement européen, tout en prenant en considération les acquis de la transition tunisienne en matière démocratique, de libertés, et en saluant la transparence des élections de 2011 et de 2014, pose des conditions draconiennes à l’octroi du plan Marshall à la Tunisie. Conditions pas toujours évidentes, puisqu’elles engagent la Tunisie à des réformes radicales, voire idéologiquement spectaculaires. Quoique la Tunisie n’ait pas beaucoup le choix à l’heure présente. Il est ainsi demandé à la Tunisie de procéder à une réforme de l’administration publique, à une intégration des jeunes à la vie politique, notamment aux élections locales, à une réforme du code de statut personnel en vue de supprimer les inégalités hommes-femmes en matière successorale, inégalité imposée par la chariâ, une réforme que Bourguiba n’a pu accomplir après l’indépendance. Il lui est demandé également de faire une révision de la loi de 1978 sur l’état d’urgence actuellement, appliquée en dehors de la Constitution, d’adopter des mesures contre la torture, abolition de la peine de mort, d’améliorer les conditions sanitaires dans les prisons, de réviser le code pénal qui sanctionne l’homosexualité, de renforcer la décentralisation, la lutte contre la corruption, d’annuler la dette des agriculteurs, d’intensifier la lutte contre la désertification, de mettre en place le Conseil national du dialogue national, décidé en 2013, d’accélérer la récupération des avoirs tunisiens gelés, de lutter contre la radicalisation, le terrorisme, l’insécurité, la pauvreté et l’exclusion sociale. Tout un programme, dont certains aspects, touchant à des aspects religieux sont révolutionnaires (égalité successorale hommes-femmes, abolition de la peine de mort) et risquent d’être rejetés fermement par les islamistes.
Il reste que la Tunisie n’a pas aujourd’hui les moyens financiers et le soutien politique nécessaires pour procéder à cette armada de réformes-conditions, sans d’autres appuis. L’UE et la Tunisie vont sans doute continuer à négocier ensemble dans le cadre des différentes institutions de l’UE. Certaines réformes demandées (décentralisation, gouvernance, prisons) rentrent déjà dans l’agenda des réformes envisagées par le gouvernement Chahed, et dans « l’accord de Carthage », d’autres seront plus difficiles, même pour un gouvernement d’union nationale. Mieux encore, de telles réformes supposent au préalable des négociations entre les forces politiques tunisiennes, avant de faire l’objet de négociations officielles entre l’UE et la Tunisie. La Commission européenne a proposé d’apporter une aide macro-économique de 500 millions d’euros. Cette proposition a été acceptée par le Conseil et le Parlement européen. Le nouvel ambassadeur de l’UE en Tunisie, Patrice Bergamini affirme, dès son arrivée à Tunis, que « l’UE prévoit un renforcement massif du soutien à la Tunisie », car la Tunisie est désormais un partenaire privilégié. Ce soutien va se traduire par une enveloppe financière pouvant atteindre 300 millions d’euros pour 2017, presque le redoublement de l’aide financière de l’UE à la Tunisie.
L’Union européenne est-elle enfin décidée à soutenir massivement la Tunisie ? Aujourd’hui, il semble qu’elle n’a plus vraiment le choix. Car, comme pour les autres pays de l’Europe de l’Est qui ont adhéré massivement à l’UE après la chute du mur de Berlin, cette fois-ci ses valeurs semblent coïncider de plus en plus avec ses intérêts. Les Tunisiens peuvent maintenant être considérés pour l’Europe comme des consommateurs démocratiques. Le lien est fait entre l’économie et la politique. Outre que stratégiquement, le « printemps tunisien » est plus que jamais un rempart contre l’instabilité des autres pays du « printemps arabe ».
Hatem M’rad