Erdogan et la synthèse turco-islamiste
Hatem M’rad
Professeur de science politique
Recep Tayyip Erdogan fonde le Parti de la Justice et du Développement (AKP), qui devient en 2002 la première force politique turque. Il est au pouvoir depuis 14 ans, il a gagné toutes les élections. Il était maire d’Istanbul en 1994, puis Premier ministre de 2003 à 2014, enfin Président de la République depuis 2014. Sa progression au pouvoir est fulgurante. L’histoire de son pouvoir est l’histoire de son renforcement progressif. Il a réussi à devenir incontournable en cherchant à rétablir la grandeur ottomane, à mettre fin à la corruption, combattre la rébellion Kurde, dans un pays tenté par le doute entre la modernité européenne et l’islam traditionnel.
L’idéologie d’Erdogan s’apparente à une sorte de synthèse turco-islamique, un mélange de nationalisme d’extrême-droite et d’islam politique. Son vécu même l’y aurait conduit. Il est issu d’une famille géorgienne. Sa famille descendait d’une grande famille turque musulmane. Les ancêtres d’Erdogan auraient participé à la conquête de Constantinople en 1453, selon les archives ottomanes. Son grand-père est mort durant la 1e guerre mondiale en combattant les Russes. Son islam se retrempe, lui, dans des études poursuivies dans une école religieuse chargée de former des imams et des prédicateurs, un type de lycée très prisé par les familles traditionalistes, même s’il n’envisageait pas de suivre une telle vocation. Il lui est arrivé de remplacer un imam à la mosquée pour réciter des prières ou pour organiser des rituels de naissance et de décès. Ce qui explique l’ancrage du pays sous sa direction dans un conservatisme religieux et le rejet de l’héritage laïc Kémaliste.
Par la suite, il a fait quelques études politiques et aurait obtenu un diplôme à la faculté des sciences économiques et administratives de l’Université de Marmara à Istanbul. Il milite dans l’organisation de jeunesse du Parti du Salut National, le MSP, un parti islamiste dirigé à ce moment par Necmettin Erbakan, puis dans le parti de la Prospérité du même Erbakan. Sa carrière politique est interrompue par le coup d’Etat militaire de 1980. En 1994, il est élu maire d’Istanbul, en 1999 il est condamné à une peine de prison pour incitation à la haine pour des propos tenus dans un discours. En 2001, il fonde le Parti de la Justice et du Développement, un parti islamiste. Le parti sort vainqueur des élections législatives de 2002.
Devenu très populaire, et il n’a pas cessé de l’être, chose qu’il ne faut pas sous-estimer, Erdogan bénéficiera dans les différentes élections législatives de 2007, de 2011 et de 2015 d’une majorité parlementaire solide. Même s’il est considéré par une partie de l’opinion comme l’incarnation de l’autoritarisme. Il est même soupçonné de corruption par son entourage, lui, qui a fait de la corruption son cheval de bataille. Depuis une quarantaine d’années, l’AKP est le premier parti à disposer d’une majorité stable. Cela lui permettra de gouverner sans obstacle. En 2015, le parti bénéficie même d’une majorité absolue à la Grande Assemblée Nationale.
En tant que premier ministre, il a mené une politique de réformes institutionnelles, économiques et sociales et contribué à la modernisation du pays. Déjà en tant que maire d’Istanbul, sa priorité était de réorganiser la vie chaotique de cette mégapole de 12 millions d’habitants. Mêmes ses opposants lui reconnaissent quelques réussites, comme les grands projets d’infrastructures, le métro, la rareté des coupures d’eau et d’électricité, la réduction de la corruption. Il amende la Constitution pour que le chef de l’Etat soit élu directement par le peuple, soutient l’entrée de la Turquie à l’Union européenne et tente de réformer l’économie nationale.
Populaire, certes, comme le prouvent ses succès électoraux successifs, Erdogan est aussi contesté pour son autoritarisme, sous couvert d’une démocratie formalisée, voire formatée. On peut parler au sujet de la Turquie sous son règne de « démocratie autoritaire » ou d’« autocratie électorale ». De fait, depuis 2013, la courbe de la contestation de son pouvoir n’a fait que suivre la courbe de la croissance de son pouvoir. Un vaste mouvement protestataire composé de millions de personnes manifeste cette année-là contre un projet immobilier allant détruire le parc Gezi d’Istanbul. Erdogan répond par une répression policière. Il est également accusé d’islamisation rampante, lorsqu’il a voulu transformer le musée Sainte-Sophie en mosquée. On lui a également reproché en 2013 d’être impliqué dans des affaires de pots-de vin ou de blanchiment d’argent. Son propre fils est mis en cause dans une affaire de corruption et Erdogan a été accusé d’étouffer l’affaire en dessaisissant le procureur de l’affaire. Par la suite, six députés de l’AKP démissionnent, une première dans l’histoire du parti. En juin 2014, Amnesty dénonce le « harcèlement judiciaire et policier », la violation de la liberté de rassemblement et les violences policières. Erdogan est également critiqué pour avoir fait construire un palais présidentiel digne de l’empire ottoman ou des mille et une nuits, de plus de 1000 pièces, à Ankara, coûtant plus de 490 millions d’euros. Tout récemment, il s’en est pris aux journalistes, aux universitaires et à l’élite moderniste, les privant de leurs libertés.
Non content d’être contesté, Erdogan accentue encore son emprise sur l’Etat et la société en modifiant la Constitution après les législatives de 2015. Désormais, le régime est fondé sur un seul homme : Erdogan. Le régime, c’est lui. Pour des millions de turques, l’homme, glissant vers le despotisme, est entré dans la phase d’abus de pouvoir. Il cumule désormais le législatif (sa majorité partisane renforcée, absolue), l’exécutif (lui) et la justice (sous contrôle). Les journalistes et les médias sont, comme les universitaires et l’élite moderniste, persécutés à la moindre fausse note. Bref, Erdogan entre en conflit avec son peuple.
Il n’est plus étonnant, face à cette concentration de pouvoir, qu’Erdogan fasse l’objet d’une tentative de coup d’Etat militaire, rapidement repoussée. Il réagit férocement en commettant des atteintes graves aux droits et libertés individuelles contre l’élite, les magistrats, les universitaires, les militaires. Des arrestations massives ont eu lieu (55000 à ce jour). L’état d’urgence est proclamé pour trois mois. Il est vrai que les coups d’Etat militaires font partie des mœurs politiques turques. On le sait, l’armée a pris le pouvoir à trois reprises, en 1960, en 1971 et en 1980, dans un pays où l’armée, comme en Egypte et en Algérie, a toujours voulu gouverner en freinant les appétits des démocrates et des islamistes. Quoique, un des mérites d’Erdogan, c’est qu’il a su neutraliser le rôle politique de l’armée, en la surveillant de près et en mettant des hommes à sa solde. Elle lui fait de l’ombre. C’est ce qui explique d’ailleurs l’échec du putsch des pro-kémalistes. Un putsch qui, faut-il le souligner, n’a été sur le plan organisationnel, soutenu ni par l’armée, ni par les partis, ni par les syndicats, ni par les organisations de la société civile. Comme en témoignent les manifestants invités par Erdogan en détresse, la nuit du putsch, à descendre manifester leur appui dans la rue. En revanche, il est clair qu’une bonne partie de la société civile et les élites modernistes ont applaudi cette tentative de déposition de l’autocrate ottoman, tant attendue.
En fait Erdogan a accusé moins l’armée que les Gulénistes, partisans de la confrérie de Fettulah Gulen qui souhaite conjuguer fondamentalisme et modernité, à travers des réseaux sociaux, l’éducation, la justice, la police, l’armée. Alliés à l’AKP, les Gulénistes ont en fait contribué à faire accéder Erdogan au pouvoir. Mais leur alliance a été rompue en 2013, lorsque Gulen, qui vit maintenant aux Etats-Unis, a dénoncé la corruption organisée des proches d’Erdogan et des cercles gouvernementaux. Depuis, Erdogan n’a plus cessé de persécuter les Gulénistes, où qu’ils se trouvent, alors que la chasse concernait plutôt dans le passé les Kémalistes.
Il faut reconnaitre, que le renforcement du pouvoir d’Erdogan est largement facilité par la centralisation traditionnelle de l’Etat turque, qui bénéficie d’une administration centralisée depuis l’époque ottomane. La modernité même de l’Etat et de la société turque ont été l’œuvre des élites bureaucratisées dans les hautes sphères de l’Etat, comme l’attestent les « Tanzimat » du XIXe siècle. Les réformes ont toujours été introduites de manière autoritaire en Turquie, comme celles de Bourguiba après l’indépendance en Tunisie. Si l’armée turque est aussi puissante politiquement, si elle s’est historiquement opposée à la démocratie, puis aux islamistes, c’est qu’elle a bénéficié, elle aussi, de la bureaucratie militaire, soutenue dans le passé par les Kémalistes, puis par Erdogan. La transition démocratique turque s’est faite d’ailleurs par un accord négocié entre certains groupes d’élites au sommet, sans la participation populaire.
La démocratie a toujours été fragile en Turquie. Les premières tentatives démocratiques des années 1950 ont été stoppées par le coup d’Etat militaire de 1960. Le processus de retour à la démocratie a été amorcé plus lentement avec l’adoption par référendum populaire de la nouvelle Constitution de 1982, puis par les élections législatives de 1983, étroitement contrôlées par l’armée. Mais, les années 1970 et 1980 ont été caractérisées par l’entrée en scène des islamistes. Aujourd’hui, sous l’AKP de Erdogan, la démocratie turque se débat contre ses propres démons et fossoyeurs. Les islamistes nationalistes glissant de plus en plus vers l’autoritarisme pour la gloire d’un nouvel empire ottoman à caractère modestement régional. L’unité de la nation au service de la gloire, la sienne, est le leitmotiv d’Erdogan. Elle permet de traquer toute forme de résistance particulière, toute minorité, tout obstacle, toute opposition à ce grand dessein historique.
Aujourd’hui en Turquie, il ne suffit plus d’écarter l’armée du pouvoir, chose presque faite, malgré le putsch (qui a eu un effet limité), encore faut-il limiter le pouvoir des islamistes dits modérés de l’AKP, à commencer par celui d’Erdogan. Le coup d’Etat n’est pas un signe de maturité politique pour un pays et une classe politique qui ne cessent de faire l’apprentissage de la démocratie et de la transition depuis un peu plus d’un demi-siècle, lassant populations, élites et opposition. Le « modèle » de l’islam démocratique, tant admiré par Ennahdha en Tunisie, n’en est pas un en vérité. Le printemps turc a du mal à éclore. On parlerait plutôt d’un contre-modèle, où un coup d’Etat chasse l’autre, où une brutalité remplace une autre. Erdogan est certes élu dans une élection plurielle, il a été largement soutenu par les électeurs, qui lui ont donné une majorité absolue. Il faudrait essayer de le battre à la fois sur le plan électoral, comme l’ont fait les Tunisiens en battant les islamistes en 2014 par l’urne, et par la résistance et les mouvements de l’opinion et des citoyens, si du moins on espère user son pouvoir à petits feux. Autrement, on risque d’entrer dans le cercle vicieux des autoritarismes successifs.
Hatem M’rad