Tunisie – Youssef Chahed, le pari de la jeunesse
Youssef Chahed est sans doute, à 43 ans, le plus jeune candidat à se présenter aujourd’hui aux élections présidentielles. C’est le pari de l’élan et de la jeunesse.
Pourquoi pas un homme jeune dans un pays, dans un monde arabe, habitué à être gouverné par des Anciens, des successeurs testamentaires ou par des gérontocrates ? L’Autriche a eu un chancelier fédéral, Sebastien Kure, âgé de 31 ans ; la France a désigné un président âgé de 39 ans ; la Moldavie a un président, Igor Dodan, qui a été élu à 41 ans; la Pologne a un président, Andrzej Duda, qui a été élu à l’âge de 43 ans, et on pourra multiplier encore les exemples.
Youssef Chahed est un homme politique jeune, neuf et propre, qui a eu une chance inespérée d’être nommé chef de gouvernement à 40 ans par le président Béji. Chose qui, bien entendu, a changé son destin et mis un tigre dans son moteur. Sous le feu de l’action, il a monté les échelons et acquis rapidement une posture d'homme d'Etat. C’est un pur représentant de la nouvelle génération, celle qui est issue de l'après révolution. Il n’est ni islamiste, ni « ancien régimiste », ni populiste, mais réformiste, modéré, démocrate et moderniste, incarnant de ce fait la personnalité tunisienne de base.
Mais, « neuf et propre », ça ne veut pas dire naïf dans le lexique politique. La sainteté politique n'est pas de ce monde ici-bas, ni d'ailleurs la sainteté politico-religieuse ou la sainteté citoyenne. Chahed est en tout cas un homme qui a vite appris les ressorts de la politique, qui a appris aux côtés du président Essebsi à réfléchir et à agir politiquement, à encaisser les coups et à en donner, qui a acquis une expérience gouvernementale, dans l'administration et sur le terrain. Face à l’adversité de son propre camp, il a eu le droit, comme tout homme politique qui accepte le combat, de ne pas se laisser faire. Il a fait le constat de la déconfiture de Nida, Il s’est écarté de l'administrateur général de Nida, responsable de l'effacement de son parti et de la majorité politique, et même tenu tête au président Essebsi, qui n’avait plus de majorité de soutien en fin de règne. C'est de bonne guerre. C’est sans doute pour cela qu’il n’a pas dévoilé à ce moment-là sa double nationalité et sa volonté de s’en défaire, et qu’il n’en a parlé qu’aujourd’hui. Le climat de discorde avec Nida Tounès, HCE et BCE l’y dissuadait. Ambitieux, il craignait une démission anticipée. La Constitution ne l’y obligeait pas pour le gouvernement. La condition de tunisianité ne concerne que le président de la République. En tout cas, seule la nature de l’action d’un homme politique (le seul qui a osé s’attaquer à la corruption), ses résultats (des indices favorables), sa conformité à la loi (cas d’espèce), sa manière de servir son pays (primauté de l’intérêt national), peut témoigner de son intention réelle ou de sa moralité.
Youssef Chahed n’a pas brûlé les étapes. Il a suivi le cursus du professionnalisme politique de base: militant de parti, puis responsabilités partisanes, puis secrétaire d'Etat, puis ministre, puis chef de gouvernement. Il a aujourd'hui vocation à être un président. C'est dans la logique des choses.
Il ne se prend ni pour un miraculé, ni pour un détenteur d'une baguette magique se proclamant le sauveur du pays, ni pour un théandrique cumulant la nature humaine et la nature divine. Même le « vieux » et lucide Béji, malgré ses louables actions, n'a réussi à sauver le pays de sa détresse qu’à moitié. Chahed a reconnu lui-même les limites de son action dans un contexte de crise et de transition, même s’il n’a pas manqué de pragmatisme dans son action. Un pragmatisme dont il commence en fin de mandat à en cueillir les fruits (baisse des agitations sociales, sécurité, tourisme, léger redressement du dinar, reprise des phosphates).
Il a méthodiquement préparé sa démarche politique : d'abord créer un parti fort pour tenter d'avoir une majorité ou une assise parlementaire, pour soutenir le gouvernement et accompagner le président, puis présenter sa candidature. Il vaut mieux avoir un parti structuré et institutionnalisé qui vous appuie que des appels de soutien extérieurs et disparates. Même le général De Gaulle, un homme de hauteur, qui n’aimait pas les partis, a compris qu’il lui fallait un parti pour le soutenir. Gouverner c'est prévoir, pour mieux agir et ne pas improviser.
Il a stabilisé le gouvernement et le pays, avec le président Essebsi, fait progresser la sécurité, accepté les nécessités du compromis politique, en toute responsabilité. Le compromis, il en faut en cette période trouble de réfutation systématique. L'esprit de compromis, mis en œuvre par Béji, est, faut-il le rappeler, une qualité, pas un défaut. C'est une forme de maturité politique et démocratique éprouvée dans les systèmes de transition. Personne, homme ou parti, n'a de chance de gouverner seul en Tunisie dans les prochaines années, à la présidence, au Parlement ou au gouvernement. Ni ceux qui s'en vantent illusoirement en public, ni ceux qui le dissimulent pour des raisons électorales. Les islamistes ne dépasseront pas les 25/30% des voix, les partis laïcs, pris isolément, n'ont pas pour l'instant une vocation majoritaire absolue leur permettant de gouverner seuls, et il n'y a plus de leaders historiques après Essebsi. D’ailleurs, dès le 2e tour, les candidats ont besoin des autres partis. Ce sont là des faits majeurs.
Chahed a le contact facile, parle trois langues, a un ton qui tient en haleine et un bon débit oratoire, est à l’aise dans les rencontres internationales et diplomatiques et dans la représentation de l’Etat. Il démontre qu’il est un candidat sérieux, à la fois pour le 1er et pour le 2e tour.
A mon avis, il gagne à se prononcer, dès la campagne, sur des questions de principe, notamment sur le principe d'égalité d'héritage, sur lequel il est resté jusqu’à ce jour étrangement discret. La proclamation d’un tel principe attestera de son intention libérale, progressiste et moderniste et mettra en confiance ses électeurs potentiels, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, qui pensent « religieusement » à leur mode de vie séculier. Penser d'abord à l'identité tunisienne, au modèle sociétal de base du pays, aux convictions majeures du courant réformiste qu’il représente, avant de penser à ménager ses éventuels partenaires : d’abord gagner, puis gérer. Un bon candidat doit être capable de rassembler des électeurs issus de toutes les franges de la population autour des idées de son parti en montrant qu’elles lui tiennent personnellement à cœur. Les électeurs aiment les candidats de conviction.
Plus concrètement, Youssef Chahed devrait s'engager à propulser l'Etat de droit, à accélérer le processus de mise en place de la Cour constitutionnelle et des autorités de régulation restantes, à modifier et à rationaliser le régime politique, qui, visiblement, et à l’expérience, conduit à l’ingouvernabilité. Il est appelé à respecter la politique d'arbitrage entre les partenaires sociaux. Il doit inciter le gouvernement et la majorité parlementaire à limiter les dépenses publiques et le train de vie de l’Etat, à accentuer la pression contre la corruption, les privilèges et les inégalités, à faire des réformes fondamentales sur le plan économique et social, à introduire une fiscalité progressive et transparente, toujours attendue, et à faire des investissements exceptionnels en matières de santé, de transport et d’éducation, sphères qui font encore souffrir la population dans son vécu quotidien. Sa posture morale le lui permet, surtout s’il est le chef d’une majorité.
Sur le plan diplomatique, domaine de prédilection du président d’après la Constitution, il devrait d’abord respecter la ligne constante de la politique étrangère du pays : celle qui a réussi à préserver la paix, le développement et la stabilité du pays depuis l'indépendance, rétablies avec beaucoup de peine par le président Essebsi après les dérives de la troïka (légalité internationale, non intervention dans les affaires internes, coopération, alliés traditionnels, ouverture vers l'Occident, lutte contre le terrorisme). Mais, cela n’est pas suffisant. La Tunisie gagne encore à développer des relations économiques et commerciales agressives avec l'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine. Elle gagne à encourager l’établissement d’institutions méditerranéennes, espace naturel et géopolitique de la Tunisie, à réhabiliter l’Union Pour la Méditerranée, entrée en berne, avec ses partenaires européens, arabes et méditerranéens. Le pays manque terriblement de lobbyistes capables de défendre les intérêts de la Tunisie et de négocier dans les hautes sphères politiques, institutionnelles et financières. Leur absence est un manque à gagner pour le pays. La Tunisie a peu d'ambassades à l'étranger par rapport à la moyenne internationale (pas d’ambassade au Mexique). Une ambassade, c'est pourtant un relais incontournable, un élargissement du marché et une amélioration des ressources potentielles du pays. Outre les projets d’une grande Académie diplomatique, en construction, ou d’une Université franco-tunisienne prête à démarrer, la Tunisie devrait, en coopération avec d’autres pays occidentaux, ouvrir un grand Institut de Science politique, propre à former sur de bonnes bases, pour l’avenir du pays, acteurs politiques, communicateurs, lobbyistes, spécialistes en politiques publiques, politologues, stratèges, qui soient capables de définir et d’analyser les grandes stratégies de l’Etat et d’aider les gouvernants dans la gestion de la Cité.
En un mot, un bon candidat est celui qui réussit à réunir des qualités contradictoires : proximité avec les électeurs et stature élevée ; rassembler les Tunisiens et se projeter dans l’avenir par une vision claire ; défendre les acquis, rassembler son camp, tout en s’imprégnant de l’évolution des mœurs. Rassembler les Tunisiens au-delà de leurs clivages, le jeune Youssef Chahed en est sans doute capable : sa jeunesse, sa bonne volonté, sa modernité, son charisme, son énergie et son expérience de l’Etat l’y prédisposent naturellement.
C’est à lui de s’imposer.