« Une Révolution en pays d’islam » de Yadh Ben Achour
Il est pour le moins risqué de faire une étude de synthèse, ou même d’être un mémorialiste d’un passé très récent, de restituer l’ordre des évènements vécus, même en y ajoutant sa propre réflexion sur le pourquoi et le comment des choses, notamment quand il s’agit de la Révolution tunisienne et de la première phase, sans doute la plus déterminante, de la transition : celle de 2011-2015. Yadh Ben Achour l’a fait dans son dernier livre intitulé :« Tunisie, une Révolution en pays d’islam » (Cérès Editions).
Cet illustre professeur de droit public et de science politique, ancien Doyen, imbibé de culture islamique déjà de par ses origines (issu d’une lignée de savants en islam)et dont l’œuvre est prolifique, a été un des acteurs principaux, et des plus influents, de la transition en tant que président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la Révolution, l’institution qui a remplacé le parlement de l’ancien régime. Face au vide juridique qui est apparu aussitôt après la fuite de Ben Ali, cette Instance, composée d’acteurs politiques, associatifs, représentants des régions et d’experts en droit public, a mis sur les rails les premiers textes juridiques qui ont encadré le processus de transition et permis l’organisation de l’élection de l’Assemblée nationale constituante en octobre 2011. L’origine de la réussite ultérieure des compromis politiques vient très probablement de là, de cette Instance de délibération, de consensus et de « législation », qui a tenu pendant quelques mois l’ordre du jour politique et « pré-constitutionnel » du pays.
Yadh Ben Achour est d’ailleurs le plus indiqué pour le faire. Il nous donne dans ce livre, outre une lecture théorique et conceptualisée de la révolution, notamment dans les premières pages du livre, des informations de première main et des témoignages poignants sur la transition, sur le processus constitutionnel et politique, sur les errements des islamistes, rectifiant à l’occasion imprécisions et erreurs commises par les observateurs sur cette période-phare : celle d’avant les élections de l’ANC, puis celle de la majorité islamiste et des péripéties de l’élaboration de la Constitution. Une période qui l’a déchiré en tant que moderniste, qu’il a vécu comme un acteur à travers ses rapports et ses confrontations avec les hautes autorités politiques, les partis, les islamistes et la société civile, et dans laquelle il était lui-même fortement médiatisé en tant que président de la Haute Instance, appelée depuis « L’Instance Ben Achour ».
Ce livre, sans doute un des meilleurs sur la transition, se veut d’abord un témoignage. Un témoignage ordonné et rationalisé sur une phase exceptionnelle, une histoire accélérée par une révolution inédite à ses yeux par rapport à ses devancières. D’ailleurs, l’auteur aurait pu faire deux livres séparées : un essai théorique sur la Révolution (les 30 premières pages, qui auraient pu être rallongées) et un autre livre de témoignage sur la première phase de transition, au lieu de réunir ces deux thèmes dans un même livre. Car, il y a deux logiques différentes dans son analyse, voire deux manières d’aborder le sujet. Sans doute pour l’auteur, la théorisation de la révolution était le préalable nécessaire pour commenter et expliquer la description du processus révolutionnaire lui-même à l’échelle politique et constitutionnelle. Plaidoyer, description et témoignage cohabitent ainsi tout au long du livre.
En tout cas, dans la dernière page du livre, Yadh Ben Achour nous donne la raison de sa rédaction : « Tout au long de ce livre, j’ai tenté de démontrer l’ampleur et la profondeur de la Révolution tunisienne. J’en ai également démonté les mécanismes spécifiques et les caractères originaux qui la distinguent de toutes les révolutions qui l’ont précédée. Quelles que soient les vicissitudes qui la suivront, les pages glorieuses qui ont été écrites au cours de son jaillissement et de son déroulement ne seront jamais tournées » (p.355).« Jamais tournées », en effet, parce que la Révolution a créé une nouvelle dynamique historique propre à enchaîner tout le monde à l’avenir : acteurs politiques, intellectuels et citoyens.
La Tunisie qui a mérité le prix Nobel de la paix, aurait mérité aussi, à ses dires,« le prix Nobel de la Révolution », une révolution sans précédent dans l’histoire. Ses problèmes proviennent, justement, de son caractère atypique. Une révolution dirigée plusieurs mois par des membres de l’ancien régime, un gouvernement consultant un conseil constitutionnel devenu illégitime sur la régularité juridique des mesures à prendre, une révolution qui n’a pas coupé les têtes, une révolution laïque et civile confisquée par la suite par une contre-révolution théocratique, une révolution autorisant les membres de l’ancien régime à débattre, à créer des partis et à se présenter aux élections de 2014. Tout cela, c’est du jamais-vu. On n’imagine pas, il est vrai, les partisans de Louis XVI, du tsar russe, ou du Chah d’Iran, participer effectivement au processus révolutionnaire et transitoire qui leur succédera.
L’auteur insiste sur un point méthodique et théorique : « S’il existe un tant soit peu une théorie des révolutions, construite sur le fondement des caractères communs qui les ressemblent, il n’existe pas d’unité de mesure…Il n’existe pas un concept historique unique, encore moins des situations empiriques modèles de révolutions » (p.9). D’ailleurs, il n’y a pas d’interprétation historique innocente de l’histoire. Ce sont généralement des constructions intellectuelles. Les historiens eux-mêmes n’hésitent pas à l’avouer.
La révolution française, est-elle celle de l’égalité ou celle de la liberté ou celle de la fraternité ? Quelle est la part de réalité et la part du mythe ? N’est-elle pas une révolution bourgeoise pour Marx, du peuple pour Michelet, des masses paysannes pour Georges Lefebvre et des masses urbaines pour Albert Soboul ? La révolution russe de 1905 (le « Manifeste d’octobre » octroyé par le tsar de Russie) est-elle une révolution ?
De même pour la révolution tunisienne : est-elle une révolution de la périphérie économique, sociale et politique contre le centre ? Est-elle celle des tribus animées par le traditionnel esprit de corps, la ‘asabiyya khaldounienne contre l’Etat ? Celle du prolétariat contre la classe bourgeoise ? Celle des petits propriétaires du centre, comme les Bouazizi, contre la spoliation de leurs terres ? Plus généralement, celle de la misère contre la prospérité ? Celle des élites libérales ou administratives, des intellectuels, des artistes contre la dictature ? Celle de la culture numérique ? Une révolution laïque ou religieuse ? Une révolution de l’économie de marché ? Toutes ces thèses ont été soutenues et sont soutenables. Yadh Ben Achour s’insurge juste contre les théories complotistes, internes ou internationales, qu’il trouve superficielles. En se perdant trop dans les détails, elles perdent de vue l’essentiel.
En définitive, explique l’auteur, « les révolutions existent depuis toujours, toujours et partout, mais ne se ressemblent nulle part. Tout est donc affaire de définition »(p.14). Chaque révolution a un processus et une logique propre. Cela est d’autant plus vrai qu’on manque terriblement de recul à l’heure actuelle pour la saisir dans sa totalité.
Il y a des Révolutions qui ont une forte empreinte intellectuelle et idéologique, qui émergent autour d’un climat philosophique ou littéraire et artistique. C’est le cas des révolutions religieuses, des révolutions nationales ou sociales, comme la révolution bolchévique ou la révolution libertaire espagnole ou les révolutions nationalistes. Certaines révolutions réussissent plus que d’autres grâce à une organisation partisane rigoureuse au niveau de la propagande et de la circulation des ordres. C’est le cas du parti communiste en Russie et en Chine, ou des syndicats, qui ont été les moteurs de la révolution sociale espagnole. Certaines révolutions doivent tout au génie et à la force combattive de leurs commandants. Enfin, les grandes révolutions ont tendance à s’internationaliser. C’est le cas des révolutions religieuses, des révolutions nationalistes ou encore des révolutions démocratiques. La révolution française s’est diffusée en Europe et ailleurs, la révolution kémaliste s’est étendue au monde musulman, la révolution bolchévique s’est internationalisée, en créant même une Internationale.
Rien de tout cela n’a eu lieu en Tunisie. Pour Y. Ben Achour, « Ni révolution idéologique, ni révolution partisane, ni révolution belligérante, la contestation de 2010-2011 ne porta pas, sur la République, sur la religion, sur les mœurs, sur le statut de la terre ou sur les statuts sociaux, mais sur les dérives. Des têtes à faire tomber, la révolution avait certainement de justes raisons de le vouloir. Elle n’en fit rien. Sa densité partisane, son épaisseur doctrinale se réduisaient à peu de choses. Sa force principale provient de son propre jaillissement, de son « self-leadership », de sa « capacité d’agir par en bas »…par ailleurs, sur le plan de l’histoire mondiale, la Révolution tunisienne n’apporta pas de nouveaux principes ou une nouvelle manière de voir l’homme et le monde. Pour cette raison, son influence intellectuelle ne fut pas véritablement internationalisée…d’autant plus qu’elle déboucha sur une régression culturelle due à la prise du pouvoir par les islamistes » (p.18-20). Elle n’en est pas moins une révolution.
Il ne faut donc pas, d’après l’auteur, être obsédé par les révolutions européenne, américaine ou chinoise, c’est-à-dire par des considérations culturalistes, pour juger une révolution. L’espace, la dimension des territoires, la démographie, l’influence des civilisations et des Etats dans le monde, la culture, le passé, la religion ne sont pas les mêmes dans toutes ces révolutions pour qu’une comparaison sérieuse puisse être valable sur le plan méthodologique.
Mais alors, qu’est-elle cette révolution tunisienne ? Cette révolution se caractérise par la diversité des conceptions, des courants et des cultures, comme l’indique le débat entre islamistes et laïcs autour de la Constitution et les institutions. Pour Y. Ben Achour, pour qu’il y ait révolution, il faut que soient satisfaites quatre conditions cumulatives : une protestation publique massive ; la victoire de cette protestation (la chute d’un pouvoir politiques avec ses hommes et sa symbolique) ; un message, un rappel des principes universels ; et enfin, elle doit être assumée par le nouveau pouvoir (p.29). Dès que ces quatre conditions sont remplies, on peut dire qu’on est face à une révolution. Or, ces conditions sont remplies dans le cas de la révolution tunisienne.
L’erreur à ne pas commettre, met-il en garde, est de croire qu’une révolution peut être jugée sur sa suite, sur sa réussite ou son échec, comme on le voit dans l’opinion commune aujourd’hui. La raison, c’est qu’ : « Il existe une différence, sinon une contradiction entre le moment de la révolution et le processus révolutionnaire » (p.23). Le décalage entre ces deux moments historiques existe bien, avec des hauts et des bas. Le peuple voulait à la fois la liberté et la justice sociale. La révolution a gagné la première, elle a raté la deuxième. Cela ne veut pas dire que la Révolution a échoué.
Cette question nous parait, à vrai dire, complexe. Ce décalage entre la révolution et le processus révolutionnaire existe bien historiquement. Ce sont deux moments différents. Ce décalage s’explique par la séparation entre l’acte soudain de rupture avec le passé et l’acte de reconstruction pour l’avenir, qui suppose l’écoulement d’une durée. Mais si, par la suite et à l’épuisement d’une certaine durée, la fusion n’a pas eu lieu entre les motifs et la volonté de la rupture, d’une part, et la phase de reconstitution du contenu de la rupture, c’est-à-dire la matérialisation de la volonté de rupture des auteurs de la révolution dans le processus révolutionnaire ou dans la phase de transition et de post-transition, d’autre part, peut-on parler encore d’une révolution ? D’autant plus que ce qu’on retient en définitive d’une révolution, c’est moins les émeutes ou actes violents que son contenu et ses effets.
La Révolution française n’a-t-elle pas été sauvée et matérialisée par Napoléon après la Terreur robespierriste ? N’a-t-il pas mis fin à ses dérives, à l’agitation générale et entamé l’œuvre de construction de la Révolution ? La « révolution »civile bourguibienne réalisée par le code du statut personnel, à supposer qu’elle en soit une, qui a fait d’ailleurs l’objet des commentaires de Yadh Ben Achour dans un de ses livres précédents, aurait-elle pu avoir lieu, si une fois adopté, ce code ne serait jamais devenu effectif dans la société ou introduit dans les mœurs civiles ? La révolution communiste russe aurait-elle été considérée dans l’histoire comme une révolution, si la Russie aurait échoué à intérioriser dans les faits le communisme, tel que l’ont voulu ses idéologues et ses initiateurs et si la société serait restée, malgré la Révolution d’octobre, précapitaliste et tsariste ? Donc, si une révolution ne peut être « jugée par sa suite », comme le pense l’auteur, l’absence de fusion entre la révolution et le processus fait qu’elle risque d’être désavouée ou d’être sans effet. Elle risque d’être une révolution sans révolution, dans le sens négatif du terme. Contrairement à la « glorieuse révolution » d’Angleterre de 1688, que l’auteur aurait pu évoquer dans ses comparaisons, qui a fondé pacifiquement une monarchie tempérée, en remplaçant sur le trône Jacques II Stuart par Guillaume d’Orange, qui fut, elle, une révolution sans révolution au sens positif : l’effet a été révolutionnaire, pas l’origine.
Ainsi, les deux moments historiques, que nous pouvons appeler l’acte-soudain et l’acte-durée doivent à notre avis se rejoindre, pour que la Révolution soit réellement et effectivement une. Si les islamistes avaient encore gagné les élections de 2014, après celles de 2011, et si le RCD s’était reconstitué et reconfiguré en obtenant la majorité dans toutes les élections ultérieures à la Révolution, et s’y serait maintenu au pouvoir, on aurait retenu beaucoup plus la contre-révolution que la révolution. Le processus révolutionnaire lui-même n’aurait pu avoir lieu.
Dans l’ensemble du livre, l’auteur aborde, avec beaucoup de minutie et précision, dans les VII parties et les 25 chapitres, le déroulement de la révolution et des grandes phases, actes et opérations qui ont marqué la transition (jusqu’à l’achèvement de la Constitution), avec d’innombrables références et notes. Des thématiques devenues primordiales dans le débat politique et intellectuel tunisien, comme la question des contrastes de la révolution, de la contre-révolution, des compromis politiques, de la place du droit dans la révolution, des droits des femmes, des liberté individuelles, sans oublier les dernières batailles livrées contre les islamistes et contre le sacré pour une Constitution moderne et civile.
Dans tous ces développements, Yadh Ben Achour a été à la fois objectif et plaideur. Objectif pour décrire scrupuleusement le déroulement des événements, qu’il a connu de l’intérieur en tant qu’acteur ; plaideur pour exprimer ses prises de position philosophiques, politiques et constitutionnelles, ses choix pour un Etat civil, libre, juste, équilibré, garant du droit. Ce livre nous montre en filigrane qu’autant l’auteur cherche à penser et à recadrer une Révolution originale, unique, encore mal comprise, autant il s’acharne à la défendre contre les partisans de l’ancien régime qui l’ont nié, contre ceux qui ont tenté de la confisquer, et surtout ( dans la VIIe et dernière partie), contre ceux qui ont tenté d’islamiser le peuple, auteur d’une révolution civile et d’une transition démocratique, par la violence et des dogmes théologiques anachroniques et archaïques, incompatibles avec l’air du temps.
Hatem M'rad