Point de vue – Tunisie. Une non société, une non collectivité

 Point de vue – Tunisie. Une non société, une non collectivité

FETHI BELAID / AFP

La société tunisienne récente a subi un double reniement : celui de la révolution de « la dignité » et celui de l’autoritarisme « correcteur » saiedien.

 

A force de chercher des repères, la société tunisienne s’y perd. La Tunisie est devenue une non société à deux niveaux : d’abord après la révolution « de la dignité » au niveau de l’éducation à la vie collective. La société présuppose en effet des individus capables de faire valoir leurs droits, libertés et leurs talents dans le respect des règles communes ; ensuite au niveau de la solitude ou de l’angoisse existentielle ressentie ou subie face au nouvel autoritarisme dit « rectificateur ». Le premier phénomène, relativement plus ancien, est une des données visibles de la transition démocratique et du chaos, empêchant toute stabilité politique, tout enracinement démocratique. Tous les observateurs l’ont remarqué et relevé. Le second, plus immédiat, est la résultante du coup d’Etat saedien et de la concentration des pouvoirs entre les mains d’un homme imposant à la société ses diktats, ses choix, excluant sans vergogne les citoyens en désaccord avec lui ou qui le contestent pour le bien de cet état de fait ou plutôt, faut-il dire de cet « Etat de fait » (Rafaâ Ben Achour), dissimulé dans l’exceptionnalité des circonstances.

Première forme de non société

La révolution a fait ressortir, ou nous a fait découvrir, l’ambiguïté de la société tunisienne, et la première forme de non société ou non collectivité. Cette société, en même temps qu’elle s’est révélée à elle-même, s’est aussitôt reniée d’elle-même. On a vu une société enfouie depuis un demi-siècle, sortie d’un coup des ténèbres ; mais on a vu aussi une société s’auto-reniant en tant qu’entité existante, des citoyens refusant de se reconnaître les uns les autres (puissants et démunis, laïcs et islamistes, jeunes et adultes, classe politique et société, chômeurs et non chômeurs, hommes et femmes, élites et masses, régions riches et pauvres, etc). La révolution a été, aussi paradoxal que cela puisse paraître, moins une vertu de reconnaissance ou d’adhésion sociale qu’un vice dénigrant droits et libertés d’autrui. Pourquoi ? Parce que la société s’est révélée après la dictature une mosaïque difficilement conciliable, faute d’éducation démocratique, faute de performance économique, faute d’égalité entre les couches sociales. La révolution a été une révélation du fort ressentiment social et national.

Comment peut-on être capable de faire valoir paisiblement ses droits, comment peut-on respecter les règles communes, de surcroît transitoires et confuses, alors qu’on était méconnu, non reconnu, dépourvu d’autorité depuis au moins deux bonnes générations après l’indépendance ? Comment le citoyen peut-il choisir, décider, dans sa sphère publique, et même privée, alors qu’il n’a jamais, malgré les apparences, expérimenté le véritable vivre-ensemble, ni reconnu pour vrai un système de valeurs (l’islam, comme le système éducatif, sont eux-mêmes hétérogènes) ou un modèle de légitimité politique (subi) ? Comme le dirait Raymond Aron, « Avant que la société puisse être libre, il faut qu’elle soit » (« La définition libérale de la liberté », in Etudes Politiques, Paris, Gallimard, 1972). Pire encore, la transition n’a pas permis de faire naître une collectivité tunisienne capable (par ses représentants et gouvernants) d’imposer le respect des droits reconnus aux individus en contrepartie de leurs devoirs. Des Tunisiens ont assassiné, roulé, exploité, agressé, déstabilisé, emprisonné à tort, corrompu d’autres Tunisiens. Et cela continue.

Deuxième forme de non société

Le retour de l’autoritarisme a provoqué la forme actuelle de non collectivité, par la confiscation des pouvoirs, l’exclusion radicale et la non reconnaissance politique des citoyens, déclarée de manière ostentatoire et sans scrupules, par le président Saied. Cet autoritarisme illégitime et cette exclusion politique tant vantée se double, ce qui est plus grave, d’une crise économique et sociale sans précédent. Ce double mal a produit dans la collectivité l’angoisse existentielle de la solitude parmi ses semblables, palpable et visible, même dans une société arabo-musulmane, censée être de type communautaire, solidaire et traditionnelle. 

Que reste-t-il au citoyen, à l’individu, dans les périodes de grave crise (économique, politique et sociale) de ses droits humains quand il sent ne plus appartenir à aucune collectivité politique? Sans doute le vide, le désarroi, la hogra, la harka, la fuite à l’étranger des déshérités et des élites en même temps, la corruption. Une vie parallèle s’établit entre les « normaux » (qui acceptent la société) et les « anormaux » (qui ne l’acceptent plus, à supposer qu’ils l’aient acceptée). Le mal-être dissout l’être. On perd toute lucidité psychologique et politique, à laquelle se substitue imperturbablement un vote lui-même d’exclusion en faveur d’un homme vendant des illusions lyriques à qui veut bien l’entendre. On accepte le mal en connaissance de cause, pourvu que ce vote de désespoir puisse à son tour rejeter plusieurs catégories de citoyens, éliminer d’autres par la force et l’illégalité. Anormalité sociale et anormalité politique finissent par se confondre et par s’entendre. Le président Saied est devenu l’homme qui exclut par la force, alors que la politique est agrégation par essence. Le pouvoir lui-même devient un cas social, un mal social profond. Le populisme est moins le vœu de Saied que le vœu des masses. Saied l’a seulement cueilli à froid. Briser la société, la couper en deux comme une poire, n’est certainement pas la virtù décrite par Machiavel. La Tunisie a bien un souci politique. Elle ne sait plus ce que le mot vertu veut dire, elle ne sait plus où se situe la vertu. Elle ne comprend ni la démocratie, ni l’autoritarisme, ni la légitimité. Une moitié de la Tunisie croit davantage à la dictature qu’à la liberté. Le citoyen vertueux n’existe plus, celui qui croit que sa manière de vivre serait conforme à l’idéal de société libre ; le pouvoir vertueux n’existe plus non plus, celui qui croit aux vertus de prudence, de modération, de lucidité, de justice et de courage, telles que professées déjà dans l’Antiquité par Aristote.

La société tunisienne est bien une non collectivité dans ces deux sens : la révolution l’a rendu méconnaissante et inexistante ; l’autoritarisme de Saied l’a rendu angoissante et inquiétante.

 

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