Tunisie – Une démocratie en mal de culture

 Tunisie – Une démocratie en mal de culture

Tunisie. L’Assemblée des représentants du peuple. AFP


La Tunisie est en train de faire l’apprentissage de la démocratie. Mais beaucoup de difficultés entravent ce processus. Des nécessaires préconditions de la démocratie qui lui font défaut. Analyse.


On le sait déjà la démocratie a plusieurs significations. Chaque philosophe, chaque courant politique, voire chaque parti politique a sa propre définition de la démocratie, selon qu’ils s’attardent sur le volet institutionnel, procédural et électoral, sur le respect du droit, sur le contrôle des gouvernants, sur le débat public, sur l’égalité formelle ou sur l’égalité matérielle, sur les libertés publiques et individuelles, ou sur la souveraineté du peuple.


Au fond, dans son sens initial, la démocratie reste une procédure électorale, une technique de désignation des élus par des électeurs. L’élection plurielle, secrète et disputée est l’essence des démocraties. C’est la légitimité par l’urne. Peu importe la technique du vote, direct ou indirect ou par acclamation (comme dans les démocraties antiques), peu importe la nature de la démocratie (directe, semi-directe ou représentative). Son fondateur, J-J Rousseau la voulait d’abord fidèle à la souveraineté populaire, c’est-à-dire dans le langage d’aujourd’hui, fondée sur la consultation électorale (et aussi sur le référendum).


A ce sens initial, s’est rajouté un sens moderne. La démocratie est devenue autant une procédure électorale, une architecture institutionnelle qu’une pratique de débat libre se déroulant dans un espace public. En d’autres termes, la démocratie ne se réduit pas seulement au jeu des partis et des institutions, elle s’étend au débat d’opinion. Et l’opinion, c’est essentiellement la presse, les médias, internet, les réseaux sociaux, la rue, les manifestations. C’est aussi cette démocratie-là qui a des chances de l’enraciner dans les mœurs. Dans tous les cas, initiale ou moderne, la démocratie reste un moyen de contrôle des gouvernants par les gouvernés, au niveau des institutions et des élections, comme au niveau de l’opinion.


La Tunisie a fait un pas en avant sur le plan démocratique, textes et pratique, souvent dans la douleur. Il y a une majorité qui gouverne, une opposition au parlement qui, malgré sa faiblesse numérique, s’expliquant par la majorité élargie autour de Nida/Ennahdha, contrôle le gouvernement et réussit souvent à bloquer ses initiatives. Le gouvernement tient souvent compte de l’opposition pour faire adopter ses textes. Par ailleurs, des compromis sont souvent nécessaires entre les partis de la majorité gouvernementale eux-mêmes, et entre le gouvernement et l’opposition. Les médias ont acquis beaucoup de libertés, même si elles usent et abusent. Les élites, l’opinion et les réseaux sociaux veillent à ce que le gouvernement et les autres autorités n’aillent pas trop loin. La Tunisie est en train de faire l’apprentissage de la démocratie. Mais beaucoup de difficultés, d’amateurisme et d’excès entravent ce processus.


Il faut reconnaître qu’un des plus grands obstacles à la démocratie tunisienne, c’est que le pays n’a ni la culture, ni l’expérience de la démocratie, survenue soudainement en 2011 sans préparation, puisqu’on est passé en un jour d’un extrême à l’autre, du verrouillage dictatorial à la liberté sans limites. Les conceptions culturalistes considéraient les pays non occidentaux, c’est-à-dire les pays en développement, du Sud ou les pays à connotation religieuse, ayant des handicaps culturels, économiques, tribaux et religieux, comme des pays viscéralement inaptes à la démocratie. Puis, dans une seconde phase, les spécialistes des démocraties de transition (Samuel Huntington, Larry Diamond, Juan Linz) ont considéré que, malgré tout, même en dehors de toute forme de culturalisme, les prérequis ou les préconditions de la démocratie sont nécessaires. Ils facilitent la percée de la démocratie : un relatif haut niveau économique, une culture rationnelle et séculière de type libéral, une armée neutre, une élite éduquée, une société civile vigilante, une large classe moyenne, une homogénéité sociale. L’absence de ces préconditions conduit les pays nouvellement démocratiques à des régimes de type « démocrature » ou « démocratie autoritaire » faute d’adaptation nécessaire.


Les conceptions strictement culturalistes, partant de l’idée que la démocratie ne peut être établie hors de la sphère occidentale, sont, il est vrai, aujourd’hui dépassées. On peut être un pays riche et non démocratique (Arabie Saoudite, Qatar, Chine, Turquie ou même Russie et Venezuela), comme on peut être un pays pauvre, ou en développement et démocratique (Inde, Sénégal, Tunisie). Mais si ces conceptions culturalistes sont dépassées, les conceptions préconditionalistes gardent une part de vérité. Si un pays comme la Tunisie trouve des difficultés dans l’évolution de sa démocratie, sept ans après la chute de la dictature, c’est que les non prédispositions culturelles, économiques, sociales, scientifiques sont encore là. L’inexpérience des élites politiques, le retard économique, l’omniprésence du religieux depuis la révolution, sont des obstacles sérieux que la transition doit prendre en compte et qui entravent encore la consolidation de la démocratie. Même si la Tunisie a aussi des atouts, ou quelques prédispositions, qui ont favorisé l’évolution relative de sa démocratie par rapport aux autres pays du « printemps arabe ». La Tunisie dispose ainsi d’une classe moyenne élargie, d’une élite éduquée, d’une société civile vigilante, d’une armée n’intervenant pas en politique, d’une éducation rationnelle et progressiste, établie sous Bourguiba, d’une homogénéité ethnique (qui fait défaut à beaucoup de pays arabes multi-tribaux, et multi-ethniques), d’une stabilité économique dans le passé, d’une société ouverte, d’un tempérament pragmatique des élites politiques et des individus. Tant d’éléments qui font défaut en Libye, en Egypte, Syrie ou Yémen après le « printemps arabe ». Mais il y a d’autres prérequis qui font défaut : la sécularisation, l’absence  du religieux dans la sphère civile et politique, l’absence de formation politique des élites, l’absence d’un haut niveau économique, la non pacification de la société, la lutte religieux-laïcs, la disparité des classes sociales, une richesse mal distribuée, une fiscalité inéquitable, absence de tradition politique des partis, personnalisation outrancière de la vie politique (lutte de personnes au pouvoir, comme l’atteste l’actualité tunisienne du jour).


Pourtant, l’harmonie entre la culture politique de la société et la démocratie est nécessaire. Le sociologue Talcott Parsons conçoit la société comme l’imbrication d’un système culturel et d’un système social. Pour lui, l’institutionnalisation de ces deux systèmes en une seule structure (politique) entraîne une grande stabilité, et favorise l’action collective et la participation. D’où viennent l’indifférence à la politique, l’abstention des jeunes, le décalage entre la culture et les procédures politiques et démocratiques d’un côté et la culture islamique et ses rituels d’un autre ? Sans doute de cette inadéquation entre le système culturel et le système social (politique compris) en Tunisie. Même si les islamistes et les musulmans pratiquants déclarent adhérer à la démocratie et à ses valeurs et votent aux élections. Ennahdha a encore un pied dehors (islam, dieu) et un pied dedans (démocratie, élection, jeu parlementaire). Le jour où ce parti et ses troupes seront vraiment tous dedans, pleinement dans le processus politique, sans référence au religieux, à ce moment-là, on pourrait se rapprocher de cette adéquation véritable entre la structure sociale et la structure culturelle. Pour l’instant, le croyant et pratiquant musulman, surtout islamiste, et électeur croit davantage ce que lui dit son imam à la mosquée sur la vie, sur son comportement avec sa famille, son épouse, ses enfants ou son métier, que les dirigeants de son parti ou de sa majorité parlementaire.


Morale de l’histoire : il ne suffit pas de démolir une dictature, d’entamer un processus de transition démocratique de type institutionnel et réglementaire, encore faut-il s’imprégner de culture démocratique et de renforcer les prérequis de la démocratie, si la Tunisie voudrait voir le bout du tunnel. Pour le moment, ce n’est pas encore le cas.


Hatem M’rad