Tunisie – Un vote de déclassement

 Tunisie – Un vote de déclassement

Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto


Les acteurs politiques, les observateurs et les citoyens pressentaient l’avènement d’un Big Bang électoral et se morfondaient dans l’impuissance. Plusieurs indices apparus depuis quelques mois déjà étaient favorables au changement radical du paysage politique. 


Ainsi, l’indétermination politique croissante, la déception des populations et des régions marginalisées depuis plusieurs années, la prolifération des candidats, l’usure de la classe politique dans une transition terriblement usante, la tendance générale des sondages annonçant depuis quelques mois déjà le déclassement prochain de la classe politique traditionnelle et des partis, laïcs et islamistes, la multiplication des sondages trompeurs lors de campagne électorale, étaient tous des éléments annonciateurs d’une contre-démocratie ou d’un vote antisystème en gestation. On sentait, sans en être véritablement convaincu, que tous ces éléments aiguisant le pessimisme politique des Tunisiens, populations et élites, allaient faire la différence aux présidentielles.


Sans l’ombre d’un doute, les élections présidentielles ont constitué un vote sanction. Kaies Said, le juriste constitutionnaliste indépendant obtient la première place avec 18,40% (Déclaration des résultats par l’ISIE), tandis que Nabil Karoui, le patron de la chaine Nesma, obtient la 2e place avec  15,58%. Les islamistes ne participeront pas au 2e tour, confirmant leur déclin progressif depuis les municipales. Leur candidat Mourou n’obtient que la 3e place avec 12,88%. On le sait, les pouvoirs en place et les gouvernements s’usent vite dans cette démocratie de transition non consolidée et instable, où partis, acteurs et population s’initient encore à la culture politique et où les réseaux sociaux rapprochent un peu trop les gouvernants des gouvernés, permettant à ces derniers de détecter les moindres failles des faits, gestes et paroles des hommes au pouvoir et des partis, et d’être aveuglés davantage par leurs démérites que par leurs mérites.


Le vote sanction au premier tour est une réalité. Il est même double. Il est d’abord une sanction par le vote contre une classe politique, par le choix de deux novices en politique qui se présenteront au second tour: un indépendant quasi inclassable, Kais Saied, et un richissime populiste Nabil Karoui, actuellement en prison. Il est ensuite une sanction par le taux d’abstention record par rapport à toutes les élections depuis 2011, c’est-à-dire par le refus de voter :49,01% de votants seulement (3.465.184 électeurs /7.045.666 inscrits), c’est-à-dire50,99% d’abstentionnistes. On est une jeune démocratie qui a déjà les travers des vieilles démocraties. Seules six circonscriptions ont réussi à atteindre une majorité de votants (Tunis 2, avec 58,56% ; Ariana, avec 58,10% ; Nabeul 1,avec 53,97% ; Nabeul 2, avec 51.95% ; Kébili, 58,89% ; et Sousse, 51,88%). Sanction donc par le vote en faveur des « intrus » et sanction par le non vote pur et simple.


Indécision, abstention et rejet, on les voyait venir dès la campagne électorale. C’est comme si le nouveau paysage était masqué aux électeurs. Pour Ennahdha, il n’est pas sûr que ses troupes étaient vraiment mobilisées. Non seulement, les luttes internes et les dissidences commencent à faire surface chez les islamistes, mais en plus ils ont beaucoup louvoyé aux présidentielles, selon les candidatures et les enjeux postélectoraux. Est-ce que Abdelfattah Mourou était vraiment leur candidat de prédestination ? On le voit bien à la fois dans le déclin du vote du candidat islamiste officiel (12,88%, en 3e position) et dans le transfert d’une partie du vote islamiste vers d’autres candidats conservateurs, traditionalistes ou islamistes comme Seifeddine Makhlouf(4,37%, en 8e position) ou le docteur Mohamed Lotfi Mraihi (6,60%, en 7e position), ou même vers Kaies Said. Même le vote islamiste a confirmé en tout cas le déclassement de leurs anciens (Hachemi Hamdi et Hamadi Jebali n’ont obtenu respectivement que 0,75% et 0,22%).


La dispersion des candidats laïcs, modernistes, libéraux et progressistes, tous issus du sérail politique, favorisait également en toute logique l’éclatement du vote de ce camp, la faiblesse de ses résultats et l’abstention. La lutte fratricide que se sont livrés les deux camps principaux des démocrates modérés, sur le terrain ou dans les réseaux sociaux, Zbidi et Chahed, tous deux membres du même gouvernement, et parmi les mieux positionnés à la base avec Mourou, Karoui et Saied, était fatale. Les insultes, indiscrétions distillées, préjugés, diffamations, et déclarations irrationnelles et subjectives, ont fini par dominer la campagne, ils n’ont pas donné une bonne image du camp libéral et de leurs candidats. Par leurs guerres de position, les facebookers eux-mêmes et leurs réseaux identifiants ont desservi leurs candidats et avantagé le camp de Kais Saied, peu bavard dans les réseaux sociaux, ainsi que celui de Karoui, exploitant à fond la victimisation de leur candidat emprisonné et le rejet des élites au pouvoir.


A posteriori, il ressort que Béji Caïd Essebsi a fait deux mauvais choix qui ont crée la désunion du camp démocrate et libéral dans cette élection: le maintien de son fils à la tête de Nida, qui a fini par désagréger Nida et l’élite démocrate qui le dirigeait, qui se sont dispersés dans des candidatures et partis multiples ; et la fabrication de toutes pièces d’un candidat sans préparation et sans parti, en la personne de Zbidi, même si celui-ci a fait un meilleur score que Chahed, juste pour tenter de régénérer un parti moribond et écarter un chef de gouvernement désobéissant. Ce faisant, Essebsi a ruiné tout le camp libéral.


Si la gauche a été radicalement laminée pour sa puérilité et ses scissions, l’ancien régime a avancé ses pions. Le score de Abir Moussi, la dirigeante du Parti Destourien Libre, est sans doute réel sur le plan sociologique et représentatif sur le plan politique : 4%. Un score qui fait presque la moitié de celui de Chahed ou de Zbidi. Ce n’est pas un mauvais score pour une entrée dans la politique (le score de son parti était faible aux municipales), s’il sera confirmé aux législatives. Les partisans de l’ancien régime, conscients de leur caractère minoritaire et anachronique dans le paysage politique, étaient mobilisés et secondés dans leur démarche par plusieurs déçus de la transition démocratique et de la classe politique post-révolution.


Il est étonnant que le paysage du 2e tour mettra face à face un homme comme Nabil Karoui, un homme d’affaires ostentatoire et vulgaire qui a utilisé beaucoup d’argent dans sa campagne depuis trois ans à travers des œuvres caritatives, qui a traversé la Tunisie profonde à la place des hommes au pouvoir en distribuant des biens et produits de première nécessité, mais qui est aussi tenté de régler ses comptes avec une classe politique qui l’a marginalisé depuis quelques années ; et un homme comme Kais Saied, le vainqueur du 1er tour, qui joue, lui, sur l’austérité, la sobriété et la probité, qui a utilisé juste son image auprès des jeunes, anciens étudiants et des moralistes de tous bords, qui voient en lui un Messie, l’« Incorruptible », le Justicier de la Révolution et de ses martyrs, un homme simple et austère qui discourt aisément en arabe littéraire, qui a fait sa campagne autour des cafés et auprès des jeunes, qui a un local de campagne tout modeste, et qui n’a même pas eu un directeur de campagne. Mais Kais Saied est également un homme aussi révolutionnaire que réactionnaire, aussi rigide qu’obtus pour l’exercice politique, où la conscience des rapports de force est censée porter les élus, de gré ou de force, vers plus de flexibilité et des compromis. Un révolutionnaire qui réhabilite le message de la Révolution, mais qui défend l’inégalité d’héritage entre les hommes et les femmes et la chariâ. Saied a horreur des responsabilités organiques, de type institutionnel ou académique, il est tenté de ne reconnaitre que ses propres convictions, peu porté à  reconnaitre la raison d’autrui ou à partager les expériences avec les autres. Le vainqueur est aussi un homme seul. Jusqu’à quand ?


Le 2e tour est loin d’être joué entre deux candidats que tout les oppose. Tout pronostic sur l’issue finale est aventureux. C’est là que le solitaire Kais Saied aura du pain sur la planche et devrait faire preuve d’empathie. Ce sont les appuis et les partis qui seront désormais déterminants. Ennahdha et les islamistes et les conservateurs, et même des démocrates, hommes et femmes, sont portés à soutenir Kais Saied. Mais beaucoup de modernistes laïcs se sont prononcés en faveur de Karoui, craignant le conservatisme de Kais Saied, surtout les femmes. Mais, rien n’est sûr. Ennahdha, toujours intéressée par une présence gouvernementale et une implication institutionnelle, peut déclarer sa neutralité en vue de collaborer avec le vainqueur des deux au 2e tour. Ils sont assez machiavéliques pour cela. Ils connaissent d’ailleurs les deux candidats. En tout cas, le dilemme est tragique entre le conservateur moral et le moderniste immoral. Il faut avouer que le choix est loin d’être une sinécure pour les électeurs et les partis modernistes. Ils voudront bien pencher vers le populiste par anti-islamisme ou anti-conservatisme. D’un côté, le candidat populiste, peu recommandable, pourra préserver les vertus civiles et modernistes du pays, doivent-ils penser. Le problème, c’est qu’il est en geôle. De l’autre côté, le choix de Saied pourra être pour eux celui de la morale, mais il est lourd de conséquences sur le plan civil et pratique, notamment au regard de ses orientations et de son programme. Par ailleurs, Karoui a déjà un parti qui va le seconder au 2e tour et aux législatives, pas Kais Saied qui doit improviser encore. C’est le cercle carré.


Dans tous les cas de figure, les partis et les électeurs passeront leur rattrapage lors des législatives. Un sérieux rattrapage, puisque le régime tourne autour de la position de la majorité parlementaire et du chef de gouvernement.