Point de vue – Tunisie. Un système politique indéfiniment bloqué

 Point de vue – Tunisie. Un système politique indéfiniment bloqué

FETHI BELAID / AFP

Le président de la République refuse que les ministres issus du dernier remaniement prêtent serment devant lui, au motif que certains d’entre eux sont suspectés d’être à l’origine de conflits d’intérêt. Ce faisant, il bloque le système politique déjà bloqué en lui-même.

 

Au début de la transition, il y avait certes, comme après tout bouleversement survenu après une révolution, chaos et confusion. Pourtant, faute de règles certaines, et faute d’un nouvel ordre constitutionnel, on est parvenu tant bien que mal, avant comme après 2011, à résoudre les blocages et les complications par de difficiles négociations politiques ou par des règles transitoires. On n’était pas sous la pesée des procédures encombrantes. On voulait par-dessus tout, et par nécessité, que le politique puisse l’emporter sur le formel. On essayait de faire prévaloir l’esprit de transition, même à la suite d’âpres conflits politiques entre les hommes, les organes et les courants, fussent-ils surplombés par une violence inhabituelle. Essebsi est parvenu après 2011 à organiser les premières élections démocratiques (ANC) ; Ennahdha a été acculée lors du dialogue national en 2013 à faire des concessions contorsionnistes à la suite des assassinats de Belaïd et Brahmi, la poussant à quitter le gouvernement ; la « Commission de consensus » de l’ANC avait, à son tour, facilité l’adoption d’une Constitution bloquée.

Nouvel ordre constitutionnel fragile

Depuis la fin 2014, on a commencé à mettre le nouvel ordre constitutionnel à l’épreuve. On s’est aussitôt aperçu de ses limites, confusions, et imperfections, sources de blocages politiques multiples. Essebsi parvenait de temps à autre par sa sagesse à réunir les uns et les autres en les poussant à la négociation. Il vivait en tout cas globalement en concorde avec le chef de gouvernement Habib Essid. Mais les défauts du système commençaient à poindre. Les coalitions sont devenues éphémères et fragiles, notamment entre islamistes et laïcs. Le chef de gouvernement Youssef Chahed est entré en rébellion contre le chef de l’Etat qui l’a choisi, comme aujourd’hui Hichem Mechichi vis-à-vis de Kais Saïed. Les islamistes font la pluie et le beau temps au Parlement avec seulement une majorité relative et en appâtant des alliés instables. La Constitution elle-même, c’est-à-dire l’ordre constitutionnel, initiateur lui-même du nouvel ordre politique, est restée paradoxalement inachevée et incomplète. Les innombrables maladresses procédurales, et surtout les procédés machiavéliques prémédités, opérés par les islamistes sur la Constitution, notamment pour tout ce qui se rapporte au régime politique, ont déteint négativement sur l’« ordre » politique, qui ne s’est révélé pas « ordre » du tout, mais désordre grotesque.

Un ordre constitutionnel incomplet fait alors face à un ordre politique handicapé. Pour parler crûment, un désordre constitutionnel se juxtapose à un désordre politique. On n’a aucune peine à imaginer l’explosivité du système. Un système bloqué qui accumule les blocages depuis, et donc les difficultés économiques, sociales et politiques du pays. On est conscient des limites et insuffisances du système politique, affecté d’un déficit de gouvernance, mais les préoccupations du jour l’emportent dans l’esprit des acteurs. Ennahdha s’oppose, bien entendu à la réforme d’un régime qui lui convient en premier chef. Mais les partis laïcs eux-mêmes, absorbés de plus en plus par l’infaisabilité du système, à quelques exceptions, ne se soucient guère de la réforme d’un régime politique, qui s’est avéré une source d’instabilité politique.

Réforme nécessaire du système

Il est aujourd’hui nécessaire d’opter pour un système qui favorise l’harmonisation de la majorité parlementaire avec la volonté du peuple, un système où la règle est claire et le commandement décisif, où les pouvoirs collaborent de manière responsable sans s’entretuer et sans se tourner le dos, où le chef de gouvernement dispose du soutien fidèle du Parlement et du président. Un système qui devrait surtout choisir son camp : authentiquement présidentiel ou authentiquement parlementaire. La bâtardise d’un système de mélange ne convient pas à un pays et à une population peu portés aux subtilités confuses du régime.

Le populisme et le renforcement de l’Ancien Régime résultent à coup sûr de la passivité et des errements d’une classe politique inconsciente, engluée par les travers d’un parlementarisme qui a rabaissé les mérites de la discussion publique à un niveau de roublardise jamais connu auparavant. Un parlementarisme qui ne convient peut-être pas encore aux insuffisances criardes d’une bonne partie de la classe politique et à une population encore peu éduquée politiquement, qui fait l’apprentissage de la démocratie, portée aux réactions épidermiques face au spectacle du cafouillis parlementaire.

L’indécision est donc la marque de fabrique de ce système bloqué. Le gouvernement, ou il ne gouverne pas, ou il ne peut gouverner, ou il gouverne mal. Le Parlement est « fort en thèmes » grossiers et limité dans le dialogue législatif. Le président s’isole dans sa tour d’ivoire par le fait sans doute d’une impuissance orgueilleuse. S’il ne peut pas décider, il empêche qu’on le fasse à son détriment. Il a la force de blocage à défaut d’une puissance décisive. Ce n’est pas sa faute, c’est celle des constituants, qui ont permis à un président d’un régime parlementaire, d’habitude symbolique et formel, pour ne pas dire protocolaire, d’être élu au suffrage universel direct, mettant par là même en contradiction sa source, sa légitimité et son pouvoir réel. Déjà, bien avant le nazisme en Allemagne, et déçus par « la bourgeoisie discutante » (trop discutante) du Parlement, l’élite a commencé à réclamer l’avènement d’un chef plébiscitaire, comme Max Weber sous le Reich allemand, ou de manière plus radicale, comme Carl Schmitt sous la République de Weimar. Ce dernier réclamait même un « dictateur » au sens romain du terme pour mettre fin au règne des partis au Parlement, néfaste à l’unité nationale. Il a été d’ailleurs bien servi.

L’affaire du serment des ministres

Que Kais Saïed refuse de recevoir les onze nouveaux ministres désignés par le chef de gouvernement Mechichi, au vu de la suspicion de conflits d’intérêts pesant sur certains d’entre eux, pour qu’ils puissent prêter serment devant lui, alors qu’ils ont tous obtenu la confiance du Parlement, est dans l’« ordre » des choses d’un système en plein désarroi, qui, au lieu de rationaliser la collaboration entre les pouvoirs, impose au contraire une lutte de position impitoyable entre eux. Mechichi voulait avec l’appui de la majorité islamiste mettre à l’écart les ministres acquis à Kais Saïed. Celui-ci lui rend la monnaie de la pièce en obstruant la procédure. Deux hommes non politiques, Kais Saïed et Mechichi, à la base d’une non décision politique. Ni décision ni codécision, mais non décision à cause de l’indécision. La seule décision vengeresse a été celle de la majorité islamo-qalbiste favorisant ce remaniement anti-présidentiel.

Un blocage rendu difficile par l’obstruction islamiste de la désignation des membres de la Cour constitutionnelle par le Parlement depuis 2014. Le président n’y est pour rien. C’est le piégeur piégé. La ruse islamiste a ses limites. Le président interprète alors la Constitution en sa faveur. Il est après tout, pense-t-on, outre sa légitimité populaire, le garant du respect de la Constitution et de l’unité nationale. Le blocage d’ordre constitutionnel et interprétatif est attribué au système politique général, qui autorise une majorité qualifiée à obstruer la nomination de la Cour constitutionnelle, une institution maîtresse du système, qui aurait pu dire le droit dans ce genre de conflit politique. Le blocage est aussi d’ordre politique, puisque le système ne permet ni la collaboration harmonieuse entre les pouvoirs, ni la prise de décision finale par une seule autorité.

En fait, le président Saïed ne peut résoudre ce conflit juridico-politique, ni par le droit ni par l’influence politique, parce que ses pouvoirs sont limités au sein de l’Exécutif et dans l’Etat. Faute de compétences politiques, il bloque l’action politique. Son interprétation politico-constitutionnelle peut bloquer provisoirement le serment des ministres, mais ne peut peser de tout son poids sur l’alliance gouvernement-majorité parlementaire, et donc ne peut trancher ce conflit, sauf concession indulgente du gouvernement et de la majorité. Que le président soit à la fois l’élément ineffectif de l’exécutif et le tout constitutionnel est tout de même une aberration du système. L’identité de la « capacité à diriger » et de la « capacité à dire le droit » est à la fois une perversion de la pensée du droit et une aberration de l’action politique. C’est le système politique qui le veut, pas ses acteurs.

>> Lire aussi : 

Point de vue / Tunisie. L’imprévisibilité de la politique

Tunisie – Les errements de la présidence de la République

Tunisie – A Carthage, la crise de régime bat son plein