Point de vue – Tunisie. Un système électoral pour asseoir la démocrature
Après la Constitution, c’est pour Kais Saied au tour du code électoral, nécessaire pour imprimer la marque de la démocrature.
Imposer une Constitution chevillée au corps du président comme un décret – décret pris dans le sens authentique du terme, c’est-à-dire une décision émanant du pouvoir exécutif ou volonté de puissance supérieure ou même diktat – pour ériger une nouvelle démocrature ne suffit pas. Il faudrait encore la prolonger sur le plan électoral par un autre « décret », lui donnant au moins un début de réalisation sur le plan institutionnel. Le nouveau système électoral est censé réaliser politiquement et électoralement les inébranlables « vœux » de l’autocrate, et principalement la mise au pas des islamistes et de la partitocratie. Des « vœux » censés être renforcés par les résultats de la « consultation électronique », très peu participative, dont 70,7% des réponses étaient favorables au système uninominal, contre 21% pour un scrutin de listes, à supposer que les consultés aient compris les nuances. Bref, il s’agit désormais de mettre en place un système électoral anti-partis, anti-corruption, anti-marchandages et anti-proportionnel. Voilà le dogme saiedien en la matière (il en rêvait). La transition a, il est vrai, largement usé et abusé de la proportionnalité. L’idée est de rendre le parlement plus « patriotique » par l’élection individualisée de candidats, en dehors des listes anonymes.
L’antidote du système proportionnel est en fait le scrutin majoritaire à un ou à deux tours), dont d’ailleurs les dictatures de Bourguiba et de Ben Ali en ont aussi, soit dit en passant, largement abusé elles-mêmes. Ce serait pour les législatives du 17 décembre prochain, un système majoritaire jumelé à un scrutin anti-listes, c’est-à-dire le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, qui est un système électoral non plurinominal, dans lequel une seule personne est élue. Point de listes établies à l’avance soumises au choix de l’électeur. Ce scrutin est basé en principe sur un découpage des circonscriptions électorales de telle sorte que chaque circonscription ne puisse élire qu’un seul député. L’idée non dissimulée, est de tuer dans l’œuf toute réminiscence des partis tunisiens, qui visiblement, à part leurs dirigeants et deux ou trois membres de leurs bureaux, n’ont pas vraiment beaucoup de personnalités dans leurs effectifs, ou au moins de diminuer leur nombre, comme a procédé Poutine quand il a pris le pouvoir la première fois.
On espère ainsi qu’à travers ce système, surtout utilisé ailleurs dans les élections municipales ou locales, non politiques et non nationales par nature, puissent émerger des personnalités qui soient indépendantes des partis, qui ne soient pas forcément des personnalités politiques, dans le sens professionnel du terme, mais qui peuvent être théoriquement des « notables » locaux de diverses origines sociales et professionnelles. En somme l’idéal saiedien dans toute sa splendeur utopique. L’homme qui craint d’être contrecarré sur le plan strictement politique pourra ainsi trouver son compte.
Il faut savoir que le scrutin uninominal n’a jamais réduit l’influence des partis dans les pays, comme la France dont le système foisonne de personnalités politiques. En Angleterre le scrutin uninominal a même renforcé et structuré les grands partis et le bipartisme. En Tunisie, il est difficile de prévoir les effets réels de ce système, mais il a vraisemblablement de fortes chances d’envoyer au Parlement, dans une certaine proportion, des « députés » amateurs sur le plan politique, qui ne manqueront pas d’ailleurs d’être récupérés par la suite par les partis politiques en raison même de leur amateurisme (comme l’a fait Nida Tounès après sa naissance en 2012 à l’ANC). Comme cela peut être aussi des associatifs ou des membres de réseaux divers, ou des hommes qui, à défaut de représenter leurs propres personnes auront la possibilité de s’abriter derrière des tuteurs puissants. On aura, en somme, des personnes capables de planter un nouveau décor anarchique au Parlement, celui-là même qu’on voulait éradiquer dans le Parlement de la dernière décennie, et qui vont sans doute en prime retarder, comme avant, le processus législatif. Il faut savoir que le scrutin uninominal lui-même peut être l’objet de corruption, de lobbyisme financier, de tribalisme, de marchandage dissimulant l’influence des puissances occultes, surtout dans les régions marginalisées. Un scrutin, à lui seul, a des effets sur le régime, mais il est incapable de changer la culture politique dominante ou les données objectives d’un pays quasi failli sur le plan économique, gangréné par la pauvreté, détenteur d’un taux élevé d’analphabétisme et dont la morphologie sociologique reste invivable et indocile.
Il est vrai que très souvent, les pouvoirs prennent, à des degrés variables, des libertés lorsqu’il s’agit d’instaurer ou de modifier les modes de scrutin, présidentiels, législatifs ou municipaux. La modification ou la manipulation des modes de scrutin est même plus courante dans les vieilles démocraties que dans les régimes monolithiques où le débat sur le scrutin n’a aucun sens puisqu’une seule liste se trouve en présence. Tous les partis politiques qui exercent le pouvoir agissent en tout cas de la sorte. Mais tous les partis d’opposition qui luttent contre le pouvoir n’échappent guère à la « règle ». Lorsqu’ils parviennent à leur tour au pouvoir, ils manquent rarement d’exploiter les techniques électorales à leur profit. Ce n’est pas un hasard si une sorte de consensus implicite prévaut entre les partis adverses sur la flexibilité de la procédure et sur la non-inscription du mode de scrutin dans la Constitution.
Ces dérives n’excluent évidemment pas l’existence de consensus éclatant sur le mode de scrutin dans certains pays démocratiques (GB, USA, Allemagne). C’est là où le système électoral, accepté par tous comme une tradition politique, devient intéressant. L’essentiel réside en effet dans l’existence d’un consensus auprès de la classe politique et de l’opinion publique sur le système à adopter. Auquel cas, si demain le consensus s’épuise, on changera le scrutin en vertu d’un autre consensus qui restera alors à trouver. Dans le cas contraire, on maintiendra le scrutin.
Car, il serait intéressant de fonder une tradition en la matière, qui puisse stabiliser authentiquement et démocratiquement le régime et éviter l’exploitation partisane du scrutin selon les humeurs ondoyantes des pouvoirs, des rapports de force et des intérêts immédiats des partis. Cette tradition est bien ancrée en Grande-Bretagne par le scrutin majoritaire uninominal à un tour, où il constitue une vieille coutume, ainsi qu’en Allemagne avec le système mixte et aux Etats-Unis avec le système des caucus.
Or, le système électoral ne siège pas seulement au cœur de la démocratie, il est aussi le poumon du régime politique. La plupart des régimes démocratiques sont en effet le produit du mode de scrutin, outre d’autres facteurs extérieurs. De Gaulle a présidentialisé le régime de la Ve République en 1962 en introduisant le suffrage direct (auparavant il était indirect), l’Allemagne politique s’est également métamorphosée depuis 1949 suite à l’introduction du scrutin mixte pour l’élection de la Chambre basse ; et on pourrait encore multiplier les exemples.
C’est dire que le choix d’un mode de scrutin est loin d’être une opération subsidiaire. Selon l’usage qu’on en fait, il peut conduire aussi bien à l’autocratie qu’à la démocratie, au pluralisme ou au monolithisme, à la stabilité ou à l’instabilité politique, à la possibilité ou à l’impossibilité d’émergence d’une majorité, à la représentation fidèle ou infidèle du panorama politique. Tout le régime est en cause. Changer de mode de scrutin est bien alors une manière indirecte de changer de régime politique.
Le consensus du mode de scrutin ? On n’en est pas là actuellement en Tunisie. L’idée d’un quelconque mode de scrutin consensuel, comme l’idée du « consensus » elle-même, n’est pas dans le bréviaire de Saied, rebelle à l’ordre du reasonableness, comme disent les Anglais. La raison elle-même est signe de faiblesse. Mais nous entrons certainement de plain-pied, avec le système électoral proposé, dans la démocrature, c’est-à-dire dans un système de dictature flexible, tempérée par quelques formes factices de pluralisme qui, de proche en proche, finiront par s’épuiser à la Erdogan ou Poutine ou Chavez. Une démocrature qui tentera de plier le Parlement officiellement et politiquement à l’ordre d’un seul ou au désordre de la gabegie, ou aux deux en même temps.
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