Tunisie – Un président pour un système « déprésidentialisé »

 Tunisie – Un président pour un système « déprésidentialisé »

Palais présidentiel de Carthage à Tunis. Eric FEFERBERG / AFP


La Tunisie vit une campagne présidentielle euphorique pour un système parlementaire, où le président de la République n’est plus le pôle central autour duquel tourne la vie politique, et où on oublie que sans parti majoritaire, un président n’est rien. Un anachronisme.


La campagne électorale présidentielle fonde beaucoup d’espoir sur le futur élu du peuple, élu au suffrage universel direct à la majorité de deux tours. L’homme, fort de son lien direct avec le peuple, qui promet monts et merveilles, qui s’engage à tout changer, tout bousculer, à faire des miracles, à mettre le pays sur les rails, qui médiatise à outrance des discours spectaculaires, qui tient à passer dans les chaines de TV à des heures de grande écoute et d’audimat, qui s’entoure de personnalités politiques ou publiques, qui fait de la « surcom », est hélas un homme qui se trompe de sujet. 


Un homme qui rêve de grandeur étatique et de symbolique républicaine dans un système où c’est le chef du gouvernement qui en a les clefs effectives. En Tunisie, les candidats aux élections présidentielles font des campagnes de régime présidentiel dans un régime parlementaire, même si le président garde des compétences spéciales dans certains domaines (diplomatie, sécurité, nomination, véto) et quelques pouvoirs de gêne. Mais il ne joue plus les premiers rôles.


La symbolique présidentielle a ses limites à l’heure actuelle dans le régime de 2014, où le président a, tout au plus, une autorité morale. Une autorité morale qui ne sied pas forcément à tout le monde. Avant 2014, le président Moncef Marzouki en était dépourvu. Il était trop maladroit et trop engagé pour un président censé être au-dessus de la mêlée, trop inféodé aux islamistes qui l’écrasaient de tout leur poids. Béji l’avait en raison de sa lucidité politique, son expérience étatique, son charisme et sa verve. Il savait être neutre quand il le fallait, et engagé quand il s’agissait de principes fondamentaux ou d’actions nécessaires. On ne peut pas dire certes que, dans le nouveau système, le président tunisien « inaugure les chrysanthèmes », comme on disait, non sans ironie, des présidents français des IIIe et IVe Républiques. Mais il n’est plus déterminant, comme il l’était dans le passé, où il faisait la pluie et le beau temps, malgré l’autorité morale qu’il peut avoir et les quelques pouvoirs spéciaux qui lui restent.


Le mandat de Béji a montré que si le chef du gouvernement est politiquement « sage », comme l’était Habib Essid, le système peut garder une certaine cohérence politique. Mais si ce chef du gouvernement décide de jouer son propre jeu, d’affirmer son ambition politique, de couper le cordon ombilical qui le lie au président, comme l’a fait Youssef Chahed, le président retrouvera alors les limites réelles de son pouvoir. Il sera sous la coupe du chef du gouvernement qui, dans le régime actuel, est issu de la majorité parlementaire et « définit la politique générale de l’Etat ». On a eu les deux versants du système, ou les deux interprétations, dans le seul mandat d’Essebsi : le président fort (majorité parlementaire) et le président faible (sans majorité parlementaire). Imaginez Youssef Chahed président de la République sans « Tahya Tounès », Abdelfattah Mourou président sans Ennahdha ou Nabil Karoui président sans « Kalb Tounès » ou Abdelkrim Zbidi sans « Nida » et « Afek » majoritaires au parlement.


La symbolique présidentielle est encore fragile, parce que dans l’état actuel de la transition et des forces en présence, aucun candidat aux présidentielles, aucun parti aux législatives ne sont en mesure de gouverner seuls, ou d’obtenir une majorité absolue au parlement pour faire passer leurs lois ou, en ce qui concerne les partis, pour obtenir le vote de confiance. Ils seront portés à faire des compromis et des arrangements politiques. Mêmes ceux qui, comme Abir Moussi, déclarent que leurs partis ne feront pas d’alliance avec les islamistes, seront sans doute acculés à le faire s’ils gagnent les élections. C’est le système qui les y conduit, même s’ils ne le souhaitent pas. Si on ne peut pas gagner seul, faute de majorité suffisante, on est condamné à gouverner avec les autres, laïcs ou islamistes. A moins qu’on préfère abdiquer comme un monarque déchu, juste après les élections.


La symbolique présidentielle ou l’image glorieuse du président ne retrouve sa splendeur ou sa vraisemblance que si le président de la République est, première condition, le véritable chef du parti majoritaire, et pas seulement un de ses dirigeants (comme Mourou), c’est-à-dire si c’est lui le chef du parti qui a conduit le parti vers une double victoire : présidentielle et législative. C’était le cas de Béji de 2014 jusqu’à la rébellion de Chahed. Et si, deuxième condition, le chef du gouvernement, qui a certainement des pouvoirs supérieurs au président, lui obéit en tant que chef du parti majoritaire, seul en droit de donner des consignes et d’impulser l’action du gouvernement même. C’était le cas sous le gouvernement Habib Essid et sous celui de Chahed avant la rébellion.


C’est dire que la difficulté du système tunisien se trouve dans le fait qu’elle impose aux candidats sérieux aux présidentielles (on ne parle pas des candidats fantaisistes, sans partis) d’avoir des partis solides qui les soutiennent, qui ont des chances de gagner des élections législatives, s’ils veulent avoir des chances d’être élus et d’avoir une quelconque autorité présidentielle. Et encore ! Une fois élu, ce président, chef du parti majoritaire au parlement (avec ou sans alliance) doit encore faire patte de velours pour préserver l’obéissance du chef du gouvernement, et faire coïncider ses arrière-pensées avec les siennes. Car, tous les deux n’ignorent pas le détenteur réel du pouvoir.