Un « parti » anti-corruption ?

 Un « parti » anti-corruption ?

Le chef du gouvernement tunisien


Un parti autour de Youssef Chahed semble "en marche". Il est même dans la logique des choses face aux crises récurrentes et incessantes de son parti Nida Tounès et face à la détérioration morale de son image depuis que Béji Caïd Essebsi s’en est éloigné. 


Même si Nida persiste curieusement dans les sondages, celles-ci n’ont jamais constitué une immunité définitive pour les partis et les dirigeants, notamment en période trouble comme la nôtre. Ceux qui s’accrochent à Nida s’inquiètent pour leur avenir face au péril islamiste, toujours vivace. Mais ils font moins confiance aux nouveaux dirigeants peu légitimes du parti. Ils ne demandent qu’à être rassurés pour l’après 2019, échéance malheureusement de plus en plus proche. J'avais déjà écrit au moment de la nomination de Chahed comme chef de gouvernement, l’été dernier, que le président de la République, en le nommant coordinateur pour la conciliation entre les courants de Nida en conflit, avait déjà une idée derrière la tête et qu'il est probable qu’il lui préparait un destin politique par étapes, surtout pour un jeune candidat. De fait, Chahed a été successivement ministre, puis chef de gouvernement. Aujourd’hui, l'idée de fond, la quête du pouvoir, semble se préciser davantage avec l’appui de l’opinion, même si elle n’est pas certaine.


 


Béji n’ignore pas que son fils est impopulaire, même s’il a laissé croire un moment qu’il est efficace dans la gestion de l’appareil du parti (mais, il n’a pas encore gagné une élection). Aujourd’hui Béji est à mi-parcours de son mandat, il pourrait penser qu’un éventuel échec de Nida aux prochaines législatives, au profit des islamistes, à cause de son propre fils, équivaudrait à son propre échec, d’autant plus qu’en homme d’Etat avisé, il sait qu’il a le devoir et l’intelligence de laisser les institutions, au moins à l’état où il les avait trouvé, sinon mieux. D’où l’idée de propulser le tout neuf Youssef Chahed à la tête du gouvernement.


 


De fait, il y a des signes qui ne trompent pas en faveur de Chahed. Certains membres du gouvernement actuel, issus même d’autres partis, le pressent de créer un parti. Le jeune chef de gouvernement a déjà un embryon de groupe parlementaire déclaré, prêt à le soutenir (dissidents de Nida), un objectif clair (lutte contre la corruption et volonté de réformer), l'appui présidentiel (l’autorité qui l’a désigné), un discours sincère et crédible qui passe, une résolution affichée de faire aboutir les projets annoncés, une attitude neutre vis-à-vis de tous (« je suis à égale distance de tous les partis tels Nida et Ennahdha »), le soutien des Etats étrangers et des instances internationales et enfin l'appui de l'opinion publique et de l’élite. What else ?


 


En face, si on prend les partis qui comptent, que trouve-t-on ? Ennahdha, qui prépare son retour au pouvoir, ne s'intéresse pas à cette stratégie de « mains propres », et Nida, empêtré dans la « gestion » de ses crises internes, est préoccupé par la recomposition de sa majorité parlementaire, évaporée juste après les élections législatives, et par le recrutement de personnalités à tour de bras, sans condition d’honorabilité. Que Nida soit gravement en crise fait ressortir au grand jour les aspects diaboliques de son association avec Ennahdha. La crise de Nida donne en effet l’impression que c’est Ennahdha qui mène la danse. Alors que s’il était majoritairement fort, cette association passerait au second plan. Nida a cessé d’être un parti de conviction, il se complait dans les petitesses inévitables de la partitocratie et des combinaisons qui s’y rapportent, outre l’impopularité du fils du président qui préside à ses destinées. Autant la lutte contre la corruption ne semble pas être la priorité de ces partis, autant cette même lutte est devenue la priorité d’une opinion en désarroi.


 


En 2014, il s’agissait de voter contre les islamistes en s’appuyant sur un parti laïc et réformiste, Nida Tounès, et sur Béji Caïd Essebsi, son leader, garant de ce changement par son savoir-faire politique. En 2019, la priorité n’est à, la limite, plus d’ordre politique, elle est d’ordre moral, notamment pour la société civile : la lutte contre la corruption, qui ne cesse de gangréner le pays dans toutes ses dimensions. Le destin de Chahed sera-t-il alors scellé à la lutte contre la corruption ? Peut-être. A ce moment- là, tout recul de sa part dans cette bataille nationale risque d’égratigner sa carrière politique et d’être interprété comme un aveu d’échec. Il l’a dit sans ambages dans son long entretien au journal La Presse (4 juin 2017), avec beaucoup de détermination : « J’entends certains dire que c’est une campagne. Non, nullement, il s’agit plutôt d’une politique d’Etat, annoncée dès l’adoption du Pacte de Carthage. J’avais précisément déclaré (dans un premier entretien à la télévision) que « nous allons déclarer la guerre à la corruption ». La corruption est chez nous généralisée. Elle sévit partout….On ne reculera pas. Nous brûlerons les vaisseaux pour ne point revenir en arrière. Il n’y a pas de tabou dans cette guerre ».


 


Le chef du gouvernement a interdit à quiconque (individus ou partis) de s’immiscer dans ces dossiers. Il a menacé de poursuivre en justice tous ceux qui tentent d’intervenir en faveur des personnes corrompues en détention par un moyen ou un autre. Nida et Ennahdha sont surpris et pris de panique par l’effet de la lutte contre la corruption, par la détermination du chef de gouvernement en la matière, soutenu par le Président et par une opinion révoltée contre les abus d’une bonne partie de la classe politique. Ils ont décidé de constituer un comité supérieur de coordination. Celui-ci se réunira tous les mois, pour officiellement « renforcer la coordination entre les parties signataires de l’accord de Carthage et pour la participation au gouvernement d’union nationale », soutenir la lutte contre la corruption, accélérer l’installation des instances indépendantes de régulation, de la cour constitutionnelle, respecter la date des élections municipales (communiqué du 6 juin 2017). Une concertation qui se fait au nom de l’accord de Carthage sans les autres partis membres de l’accord de Carthage et du gouvernement d’union. Une concertation partisane bilatérale qui peut, sans doute, aller jusqu’à l’établissement d’une stratégie commune ou d’une liste commune aux municipales, pour couper l’herbe sous les pieds de Chahed, dont la détermination montre, à elle seule, qu’il commence à penser pouvoir.


Un tel parti ou courant chargé de lutter contre la corruption et de moraliser la vie publique, s’il a des chances de voir le jour, pourra montrer que la société civile, l’opinion et l’élite, piliers de ce projet, sont et demeurent encore, comme durant la troïka, les acteurs phares de la transition actuelle. Ils savent monter au créneau quand les choses tournent mal ou lorsque les abus deviennent ingérables par la politique institutionnelle.


Cela étant dit, le grand risque pour Youssef Chahed, c’est que la création d’un tel parti, à l’heure actuelle, risque de dilapider son capital confiance auprès de l’opinion. Il sera obligé d’agir à visage découvert, de sortir de la neutralité de l’Etat qui l’a protégé jusqu’ici, et de traiter avec les bailleurs de fonds sans lesquels il est difficile de créer un parti crédible. Jusque-là, l’opinion a apprécié en Youssef Chahed surtout l’homme qui a exercé, comme le dirait Benjamin Constant, « un pouvoir neutre ». Mais, il ne lui est pas interdit de créer un parti  ou de diriger son propre parti revigoré, et de revêtir l’habit de l’animal politique à la veille des élections, s’il arrive à préserver ce capital confiance. Un homme politique ne peut rester neutre.


Hatem M'rad