Trois luttes pour la reconnaissance

 Trois luttes pour la reconnaissance

AFP


Hegel pensait déjà que le désir de reconnaissance est irrépressible chez l’être humain, il en est même le moteur des actions humaines. De fait, la révolution tunisienne, dite « révolution de la dignité », a suscité trois types de quête de reconnaissance.


D’abord, une reconnaissance mutuelle d’ordre politico-culturel, essentiellement entre les islamistes et les laïco-modernistes dont les valeurs sont par essence irréconciliables. Quoiqu’il s’agit surtout de la reconnaissance des islamistes, porteurs d’une contre-société, par les laïcs attachés à leurs acquis. Ensuite, une reconnaissance mutuelle d’ordre social entre les nantis et les déshérités, entre lesquels existe un hiatus spectaculaire révélé au grand jour par la Révolution. Enfin, une reconnaissance de l’égalité de statut entre l’homme et la femme, une demande de reconnaissance adressée essentiellement aux islamistes, mais aussi aux réactionnaires non-islamistes ou aux croyants dits « tièdes », épris de préjugés.


La première reconnaissance tente de parvenir à un vouloir-vivre ensemble politique, au partage de valeurs communes, au moyen de compromis et de consensus sur le plan politique, constitutionnel et légal. La deuxième forme de reconnaissance vise le vivre-ensemble à caractère social, au moyen d’accords entre les partenaires socio-économiques et des projets de développement dans les régions défavorisées, avec l’arbitrage du gouvernement. La troisième reconnaissance, à caractère civil, se rapporte à la réclamation de réformes statutaires libérales pour les femmes. Elle vise le vivre-ensemble entre hommes-femmes, qui ne vivent pas tout à fait « ensemble » dans le monde arabe, au moyen de réformes de lois et textes désuets et discriminatoires à caractère traditionnel et charaïque, brimant les droits des femmes.


La reconnaissance mutuelle entre l’ensemble de ces parties n’est ni totale, ni parfaitement symétrique, que ce soit sur le plan politique, social et économique ou civil. Elle est certes une forme d’inclusion et de réduction des conflits, notamment dans des sociétés de plus en plus éclatées. Mais, la transition démontre tous les jours les difficultés à trouver un terrain d’entente, un compromis, un vivre-ensemble à travers des valeurs communes.


Sur le plan politique, le vivre-ensemble est parfois un pis-aller, comme entre les laïcs et les islamistes, condamnés à coexister, voire à gouverner ensemble et de se reconnaître dans un processus pluraliste et démocratique. Il s’agit ici beaucoup plus d’une nécessité politique, d’une trêve, d’une tentative d’élimination du conflit que d’une adhésion réelle à des valeurs communes. Cette reconnaissance mutuelle est appelée « association », « partenariat », « coexistence », « alliés » circonstanciels, voire « complicité ». Dans tous les cas, l’adoption d’une Constitution d’un commun accord entre laïcs et islamistes, puis la désignation d’un gouvernement laïco-islamiste à partir de l’accord de Carthage, illustrent cette idée de reconnaissance mutuelle entre deux camps opposés culturellement et politiquement. La révolution est elle-même voulue pour tous, même si elle n’est pas faite par tous. On peut s’opposer aux islamistes, même farouchement, lorsqu’ils commettent des excès et des actes de violence, et ils en ont commis, on ne peut plus ne pas les reconnaître en démocratie, pour peu qu’ils jouent le jeu démocratique et adhèrent à ses valeurs, même en partie ou de manière machiavélique. Le combat politique n’exclut pas la coexistence et les accords politiques. Aujourd’hui, c’est l’urne qui doit trancher entre les uns et pour les autres. Une partie du peuple ne peut éliminer par la force une autre partie du peuple, même si cela paraît difficile à admettre pour beaucoup.


Sur le plan socio-économique, le vivre-ensemble se heurte en Tunisie aux difficultés économiques de la transition, au chômage et au déséquilibre régional. Comment les Tunisiens des régions pauvres et marginalisées depuis un demi-siècle, en manque de développement, notamment du sud et de l’ouest du pays, peuvent-il aspirer à vivre-ensemble, alors qu’ils se sentent abandonnés par tous, qu’ils se reconnaissent de moins en moins aux valeurs de la Tunisie des régions côtières privilégiées, au point qu’ils deviennent réceptifs à l’appel des dollars du jihadisme sanguinaire ? Comment les 600 000 chômeurs du pays peuvent-ils se reconnaître dans les mêmes valeurs que celles des personnes aisées ou corrompues ou dans le pouvoir lointain de Tunis? Par ailleurs, comme l’a relevé Durkheim, l’individu est par essence insatiable, malgré les réformes sociales et les augmentations salariales. Satisfait par moment, reconnu politiquement dans ses droits, il tentera incessamment de ressembler de plus en plus aux « privilégiés », en l’espèce de se prévaloir de « la révolution de la dignité ». Même si la négociation permanente entre les partenaires sociaux est, à elle seule, une forme de reconnaissance entre des catégories sociales ayant un statut opposé ou inégal. Au fond, les syndicats, les partenaires sociaux et le gouvernement ne maîtrisent pas toujours le processus, comme le démontrent les grèves et sit-in des éternels révoltés du sud. Soixante ans de marginalisation ne peuvent disparaître d’un coup, surtout dans un pays traversant une grave crise économique. Là encore, la lutte pour la reconnaissance des droits et intérêts de ces populations aura peu de chance de s’épuiser pour l’instant.


La reconnaissance sur le plan civil se rapporte, elle, à l’égalité de statut hommes-femmes. La question a déjà été évoquée lors de l’élaboration de la Constitution par l’opposition, les modernistes et les femmes, lorsque les islamistes ne voulaient accorder d’autre statut à la femme que celui de la « complémentarité » à l’homme, formule machiste aussi horrible que dégradante. Et pourquoi pas la « complémentarité » de l’homme à la femme, pouvait-on penser à juste titre ? Aujourd’hui, après l’apaisement politique du conflit laïcs-islamistes après 2014, l’égalité de statut refait surface cette fois-ci par le président Essebsi, qui a proposé dans son dernier discours du 13 août dernier, d’aller progressivement dans le sens de l’égalité successorale et du droit de la femme tunisienne musulmane d’épouser librement un non musulman. Le président tient dur comme fer à son code des libertés individuelles, qu’il voudrait faire adopter avant la fin de son mandat. Une sorte de deuxième Constitution tunisienne.


On se demande aujourd’hui si le statut inférieur de la femme en terre musulmane n’illustre pas les fantasmes machistes d’une société bédouine où l’homme était le calife du groupe familial. « Calife » par nécessité ou par survie du groupe face à l’adversité, réelle ou imaginaire, des tribus rivales ou des kuffârs ? Cela est difficilement concevable au XXIe siècle, siècle du numérique et de la démocratie citoyenne. Une religion supposée universelle, comme l’islam, ou même supposée d’après ses ultras synthétiser les religions du Livre, ne peut pas déclarer la guerre à la moitié de ses adeptes ou croyants, en l’espèce les femmes. Par ailleurs, l’inégalité de statut entre les hommes et les femmes, comme dans la question de l’héritage ou du mariage, est peu légitime en démocratie, notamment après une révolution dite « de la liberté et de la dignité ». On a pu comparer les droits des femmes arabes par rapport aux hommes avec les droits des sujets arabes par rapport à leurs Etats autoritaires. Dans les deux cas, ce sont les rapports de subordination qui transparaissent en premier. Aujourd’hui, force est d’admettre que la logique démocratique est une logique égalitaire. Cette logique a quelques chances en Tunisie de balayer de proche en proche les réminiscences passéistes et inégalitaires de statut. On a du mal à concevoir que la démocratie tunisienne, qui a permis de mettre en application le principe « un homme, une voix », mettant hommes et femmes sur un pied d’égalité sur le plan politique et électoral, puisse simultanément observer de manière indifférente  des lois civiles encore inégalitaires en matière de mariage ou d’héritage des femmes. En sorte que, fondamentalement citoyenne sur le plan public et politique, la femme resterait subalterne dans sa vie civile et privée.


Le compromis politique laïcs-islamistes peut composer sur des faits politiques, mais il a encore du mal à composer quand il s’agit des droits et libertés fondamentales issues de la Constitution et du progrès des civilisations. N’oublions pas que philosophiquement, une Constitution ne peut être un titre de légitimité pour le pouvoir qu’à condition d’être une charte reconnaissant et respectant les droits et les libertés des citoyens, tous les droits et libertés des citoyens, sans exclusive. Autrement, on aura une Constitution à la carte, unijambiste, déformable au gré des rapports de force, du parti ou de l’homme au pouvoir. Une Constitution qui serait peu regardante sur le plan des valeurs. Et on aurait remis en cause le vivre-ensemble essentiel, civil, familial et sociétal, entre hommes et femmes. Un vivre-ensemble censé être le préalable du vivre-ensemble politique.


Hatem M'rad