Point de vue – Tunisie. Théorie du complot

 Point de vue – Tunisie. Théorie du complot

Complotisme et contre-complotisme, système et antisystème ne cessent de s’entrechoquer en Tunisie. La rationalité du discours n’a plus de place dans le débat politique.

Une théorie du complot (complotisme, conspirationnisme ou conjurationnisme) est « un type de discours qui décrit un événement comme résultant pour l’essentiel de l’action planifiée et dissimulée d’un petit groupe, différents des acteurs apparents », visibles et connus. Le complot serait l’œuvre d’un groupe secret ou d’une puissance occulte, dissimulatrice, maîtresse des événements historiques et politiques. Cela signifie la condamnation par cette approche de l’investigation historique précise, ouverte à la multicausalité ou aux hypothèses concurrentes au profit d’une « explication » unique, mais paradoxalement non explicable rationnellement. La dissimulation est tellement puissante qu’elle n’a besoin en définitive ni de preuve ni de réfutabilité, ni pour parler comme karl Popper, de « falsifiabilité » (dans le sens corrigible par l’expérience et la vérification). Celui-ci a dénoncé d’ailleurs dans La société ouverte et ses ennemis (1945) l’hypothèse selon laquelle un événement politique peut être causé par l’action concertée et secrète d’un groupe d’individus, plutôt que par une sorte de déterminisme historique ou du simple hasard ou de l’action singulière des hommes et des groupes.

Contrairement aux acteurs politiques, souvent prompts à y recourir faute d’argumentations sérieuses en leur possession, les chercheurs sont horrifiés par la théorie du complot et le tapage médiatique que mettent les démagogues dans sa diffusion auprès de l’opinion, en se dispensant d’avancer les preuves de la démonstration de la non-démonstration complotiste. C’est comme si la politique se réduisait elle-même à un discours purement complotiste, notamment lorsqu’elle est « professée » par un pouvoir suprême autocratique du haut de sa « chaire » dont la parole se trouve instantanément mise sur le piédestal de la sacralité? À supposer que la politique s’y réduise, encore faut-il s’interroger sur la marge de « confiance » morale accordée à l’accusateur de complotisme dans un système de musellement des libertés, de confiscation des pouvoirs et de mesures exceptionnelles ? De toutes les manières, on peut toujours se demander de bonne foi si, dans le monde de la « justice universelle », à supposer qu’elle existe, le complotisme est en mesure de départager des acteurs en opposition légale, ou en conflit politique structuré institutionnellement, lorsqu’il se rapporte notamment à la question épineuse du droit à l’existence même des acteurs suspectés et accusés de complotisme?

Le discours et la lutte à caractère complotiste ont cours essentiellement, et à l’évidence, dans les régimes autoritaires, où il importe surtout de dissimuler la vérité au grand public. Celui, en effet, qui accuse ses adversaires de complotisme a généralement lui-même beaucoup de choses à se reprocher. Chose le conduisant à ne délivrer à l’opinion, incapable elle-même de procéder aux vérifications nécessaires dans un système autocratique, que de fausses vérités, à dissimuler les faits qui lui sont défavorables et désagréables.

Depuis la fin du XXe siècle, la théorie du complot est utilisée dans le but de disqualifier le courant antisystème, même si souvent « forces du système » et « forces antisystèmes » ont tendance à se confondre dans les polémiques même des Etats démocratiques. Les partisans du discours complotiste, au pouvoir ou à l’opposition, ont tendance à considérer toute critique de leur action et discours comme une manifestation du complot qu’ils ne cessent de dénoncer, et comme une preuve supplémentaire de complotisme à leur égard. Alors, on peut se demander ce que signifie un « complot » contre un « complot », lui-même contre un autre « complot », et encore lui-même contre un autre « complot » ? Réponses, répliques, dupliques et tripliques rôdent toutes dans la politique politicienne autour du complotisme. Faut-il croire tous ceux qui parlent de « complot », sous prétexte d’accuser leurs adversaires politiques de faits ambigus, non prouvés et non déterminés ? Qui devrait être punissable en définitive, l’accusateur abstrait ou l’accusé réel ? Comment, sur qui et sur quoi faut-il faire intervenir l’imputation des fautes et abus politiques supposés ? Jusqu’où faut-il remonter dans la chaîne historique de la succession des faits pour retrouver la source de la causalité prétendument complotiste ? Les démocrates « rebelles » en prison ? Le coup d’Etat de Saied ? Le terrorisme et la politique secrète et clandestine des islamistes ? La révolution et son chaos obscur ? Les nouvelles forces de la contre-révolution fidèles à l’ancien régime ? Ben Ali contre Bourguiba ? Bourguiba contre les Beys ? Salah Ben Youssef contre Bourguiba ?

Une chose est sûre: le discours complotiste est lui-même de nature complotiste. Outre qu’il est issu lui-même d’une sorte de conspiration autoritaro-complotiste, il n’a aucune maîtrise sur la véracité et l’exactitude des faits. Chose qui l’oblige à en exagérer indéfiniment la nature et la portée.

> A lire aussi :

Point de vue – Tunisie. Il n’y a pas de « bonne » et de « mauvaise » dictature

Point de vue. Violence politique en démocratie

Point de vue. La transition brisée de la Tunisie : une évaluation préliminaire

Point de vue- Tunisie. « Judiciarisation » de la vie politique