Tunisie – Théorie des jeux et 2e tour des présidentielles
La théorie des jeux peut être tentée, à travers ses différents scénarios, modélisations, appuyée par l’expérience passée de la transition, pour projeter, expliquer ou décrire les choix des électeurs tunisiens au 2e tour présidentiel, sans aucune considération absolue, sans aucun choix définitif.
Les mathématiciens, les économistes, les politologues, les analystes en stratégie, entre autres, connaissent bien la théorie des jeux. Cette théorie, qui s’intéresse aux interactions des individus (supposés conscients du jeu interactionnel), n'est pas une théorie de type prescriptif, mais plutôt descriptif. Quoique certains disent qu’elle peut être normative. Elle n'établit ni comment les gens se comportent ni comment ils devraient se comporter dans l'absolu, mais plutôt comment ils sont supposés se comporter s'ils veulent atteindre certains objectifs souhaités, à l'aide de travaux expérimentaux, de faits établis. Les économistes Ariel Rubinstein et Bernard Guerrien défendent l'idée que la théorie des jeux ne permet pas de prédire le réel, mais propose un cadre conceptuel permettant de penser et d'analyser des situations réelles. Elle a beau s’appeler « théorie des jeux », la théorie n’en est pas moins très sérieuse. Des économistes ont vu leurs travaux couronnés du prix Nobel, justement en raison de leurs théories et modèles de jeux (c’est le cas en 1994 de John Nash, Reinhard Selten et John Harsanyi).
La science politique a adopté la théorie des jeux dans les années 1950 avec les travaux d’Antony Downs sur la compétition électorale. Aujourd'hui cette théorie est un des outils de la science politique. Des modèles sont publiés couramment dans les revues de sciences politiques et relations internationales. On utilise la théorie des jeux pour modéliser la compétition électorale entre des partis ou pour étudier la manière dont les partis ou les candidats, désireux de gagner les élections, choisissent leurs programmes électoraux en fonction des préférences des électeurs (Anthony Downs, Donald Wittman et John Roemer). C’est ce dernier point qui nous intéresse ici. Mais, dans notre cas d’espèce on s’intéressera essentiellement, moins aux partis qu’au comportement des électeurs potentiels aux présidentielles, selon le jeu électoral issu des résultats du 1er tour, selon les deux candidats entre lesquels l’électeur aura à se décider au 2e tour, pour élire le futur président de la République.
Conformément à la théorie des jeux, on part de deux données expérimentales : d’abord, du constat selon lequel le camp laïc est, dans son ensemble, sociologiquement et électoralement majoritaire dans le pays. On tient ce constat d’abord des élections de la constituante de 2011 (Ennahdha 41%, Al-Aridha 12% d’un côté ; laïcs 60% environ, si on comptabilise la dispersion ultérieure des députés d’Al-Aridha et l’inconsistance idéologique de ses électeurs), ensuite des élections législatives et présidentielles de 2014 (Aux législatives, Ennahdha 37,56% , Mahabba 1,20% et autres font 40% environ; le reste 60% environ de laïcs, avec une abstention de 31%. Les abstentionnistes ne sont pas globalement des électeurs islamistes, traditionnellement fortement mobilisés pour le vote, mais plutôt des laïcs potentiels ; aux présidentielles, BCE obtient au 2e tour 55,68% des voix et Marzouki 44,32%. On sait que 30 à 35% des islamistes se sont reportés sur le candidat Marzouki. Voir pour preuve, le score de celui-ci au 1er tour) et enfin des municipales de 2018, où les islamistes sont en déclin (Ennahdha 28,64% et indépendants islamistes ensemble avoisinent les 35% des voix au maximum, Nida 28,64% et les autres laïcs, indépendants et partis, avoisinent environ les 65% des voix).
Ce constat de la prédominance numérique et électorale du camp laïc s’explique en second lieu par le fait que la vie politique de la transition subit une forte bipolarisation entre islamistes traditionalistes et laïcs modernistes, qui passe aujourd’hui à une tripolarisation plus complexe : islamistes /laïcs/populistes. Un jeu différent et nouveau va s’en suivre au 2e tour présidentiel entre ces trois pôles représentatifs : les deux premiers sont représentatifs sur le plan électoral, le dernier sur le plan réel et sondagier. Quelles hypothèses peut-on alors émettre pour le 2e tour des élections présidentielles ? Tour décisif donnant lieu à une confrontation entre les deux meilleurs candidats du 1er tour. Quelle théorie des jeux peut-on tenter ici, entre ces trois camps, deux blocs idéologiques et culturels opposés (islamistes et laïcs, incluant les populistes laïcs) et trois orientations politiques différentes, plus réelles aujourd’hui (islamistes/laïcs/populistes), à travers les différents types de candidats restants au 2e tour ?
– Globalement, et dans l'hypothèse où, au 2e tour des présidentielles, il y aura une confrontation duale franche entre un islamiste de conviction (Abdelfattah Mourou, Hamadi Jebali, Hechmi Hamdi, Hatem Boulabiar, Saifeddine Makhlouf) ou un laïc sympathisant plus ou moins proche des islamistes (Moncef Marzouki, Kais Saied, Mehdi Jomaâ) d'un côté, et un laïc déterminé ou proclamé d’un autre côté (nombreux), le laïc, qu’il soit de droite, de gauche ou du centre, populiste ou non populiste, démocrate ou ancien Rcédiste ou destourien, a de très fortes chances de l'emporter. Entre Mourou ou Hamdi ou Jebali, d’une part ; et Chahed ou Zbidi ou Karoui ou Aïdi ou Moussi ou Hammami ou Abbou ou Marzouk, d’autre part, ce sont ces derniers candidats laïcs qui ont les meilleures chances de l’emporter. Les laïcs constituent environ un peu moins des deux tiers de l'électorat et les islamistes environ un tiers. Ce n'est pas un hasard si les islamistes ont toujours craint le 2e tour. Aujourd’hui leur crainte est doublée par le fait que démocrates et populistes ont des chances de se liguer au 2e tour contre eux. Ce 2e tour donne en effet prétexte à l'unité de tout le camp laïc, et c'est pour cela que les islamistes ne voulaient pas désigner un des leurs à ces élections. Un échec au 2e tour retentira sur les législatives et sur le parti. D’où le choix d’un candidat islamiste beldi, communicateur, plaisant aux laïcs : Mourou. Et d'ailleurs, les laïcs ne s'uniront probablement que face à un candidat islamiste ou parrainé par eux au 2e tour. C'est sans doute le seul mérite que pourront avoir les partis laïcs en phase électorale, même si les islamistes ont les moyens de faire plier les candidats laïcs par l'appât du partenariat au pouvoir ou au gouvernement en prévision des législatives.
– Dans l'hypothèse où, au 2e tour, il y aura un islamiste contre un semi-islamiste (que ce dernier soit un sympathisant islamiste ou un laïc sympathisant islamiste, dans le passé ou dans le présent ), là, l'islamiste diffus, ou le laïc sympathisant islamiste, c'est-à-dire le moins voyant islamiquement parlant, a des chances de l'emporter. Saied ou Jomaâ ont des chances de l’emporter contre Mourou, car ils auront les laïcs radicaux avec eux, par nécessité. Ils se rapprochent le plus en effet des laïcs. C’est en quelque sorte la loi d’attraction laïque, ou encore la loi d’éloignement islamiste progressif, qui a le plus de chances de jouer.
– Dans l'hypothèse où on verra au 2e tour un islamiste, convaincu ou sympathisant, face à un populiste de type Nabil Karoui ou une Rcédo-populiste comme Abir Moussi, les Tunisiens pencheront probablement dans leur majorité pour le populiste ou le Rcédiste laïc. On est prêt dans ce cas à effacer l’image populiste ou Rcédiste, à faire abstraction de l’argent populiste ou du passé dictatorial du Rcédisme pour la bonne cause laïque et moderniste. Il y a chez les laïcs en majorité un ordre de grandeur, rabaissant souvent en bas de l’échelle l’islamisme dans toutes ses facettes.
– Dans l’hypothèse, où seront confrontés au 2e tour un candidat de droite laïque et un candidat de gauche laïque, que celui-ci soit protestataire (comme Hammami ou Rahoui) ou modérée (comme Abid Briki), il y a de fortes chances que, centristes, libéraux, populistes et islamistes se ligueront tous contre le candidat de gauche protestataire ou modérée. La gauche, rejetée par les libéraux et les islamistes, est encore peu représentative dans la Tunisie électorale, outre qu’elle n’a pas d’expérience gouvernementale.
– Dans l'hypothèse où il y aura deux laïcs purs et durs, nombreux en l’espèce, qui soient non populistes, démocrates, centristes ou libéraux, c'est là où se trouve la difficulté. C’est le cas, par exemple dans l’hypothèse d’un duel Chahed/Zbidi ou Aidi/Marzouk ou Chahed/Marzouk ou Elloumi/ Jalloul, tous issus du même courant politique (Nida Tounès), tous Essebsistes. Une véritable bataille sera livrée à l'intérieur d'un même camp. L’arbitrage sera dans ce cas probablement opéré essentiellement par les islamistes, selon les consignes données par Ennahdha à ses troupes, selon les alliances futures à envisager ou au contraire selon l’impact de l’abstention des islamistes, et en partie opérée par la gauche.
Tout cela n'est que pure conjecture. Tout cela n’est qu’une théorie des jeux, une modélisation descriptive sommaire pouvant expliquer les comportements possibles des électeurs ou la vraisemblance de leurs choix au 2e tour des présidentielles selon les camps politiques et idéologiques des deux candidats, selon les scénarios et les multiples interactions et possibilités qu’elle génère, selon les expériences de la transition.