Tunisie – Tabboubi doit méditer le cas Houcine Abbassi
Noureddine Tabboubi l’actuel secrétaire général de l’UGTT a eu peut-être le « tort » de succéder à Houcine Abbassi. Ce qui explique sans doute son bouillonnement, ses gesticulations et déclarations intempestives, ses prises de positions radicales à l’endroit des dirigeants politiques. Ce n’est pas de cette manière qu’un dirigeant syndical ou autre, a le plus de chance à gagner en influence et en efficacité. Tabboubi semble chercher une position confortant sa légitimité, à retrouver un rôle bien à lui, bref à se faire une place, tant l’ombre de Houcine Abbassi plane sur lui et sur l’histoire de la transition.
Il serait pourtant utile pour lui de méditer l’expérience de Abbassi et surtout sa manière de faire et ses méthodes de négociation, qu’il a pu faire valoir notamment dans le cadre du Dialogue national, qui lui a valu, à lui, à l’UGTT, au Dialogue national, à la transition tunisienne, un prix Nobel. Le Dialogue national a été sans doute une des réussites les plus importantes de la transition tunisienne. Je peux d’autant plus en témoigner que j’ai participé moi-même avec les membres de l’Association Tunisienne d’Etudes Politiques (ATEP) à une enquête sur le Dialogue national qui a duré toute une année, clôturée par la publication d’un livre sur le sujet (« Le Dialogue national en Tunisie », éd. Nirvana, 2015).
On se souvient. Les acteurs du Dialogue national ont été unanimes à reconnaître le leadership de Houcine Abbassi lors de ce processus, au point qu’il en est arrivé à incarner, à lui seul, le Dialogue national. Les membres du Dialogue disaient d’ailleurs qu’au fond « le dialogue national, c’est lui ».
Abbassi n’est pas d’un grand niveau intellectuel, mais « il a une très forte personnalité. C’est un meneur d’hommes. Il est « rahib » (impressionnant) », disait Mohsen Hassen (UPL à ce moment-là). Il devait l’être, car la mission qu’il poursuivait au Dialogue était historique et très difficile. Il était, au fond, le responsable principal au sein du dialogue. Son parrain effectif. C’est sur lui que reposait aussi le poids de la réussite du Dialogue national.
Il a du savoir-faire et de l’expérience en matière de négociation, tous les deux acquis au sein de l’UGTT. Il a la capacité de saisir toutes les possibilités. Il était convaincu de la nécessité urgente du Dialogue national. Chaque fois qu’il se trouvait face à un blocage causé par des membres de partis, il les mettait face à leurs responsabilités. Il disait souvent au Dialogue national, que si les partis politiques ne parvenaient pas à un consensus, il sortirait aux médias pour « dévoiler leurs manigances ». Il poussait toutes les parties aux solutions consensuelles.
Il a fait preuve d’une grande patience et persévérance par rapport aux objectifs auxquels le Dialogue national voulait y parvenir. Il arrive que les séances soient rallongées à 12 ou 13 heures sans interruption. D’ailleurs, dès le premier jour, le dialogue a duré 12h à la file. « Tout le monde campait sur ses positions, personne ne voulait reculer, et lui, il persévérait dans sa volonté à essayer de trouver une solution », déclare Rym Mahjoub (AfekTounès).
Il n’abandonne une question qu’une fois qu’il lui aura trouvé une solution. Il ne laisse parfois personne quitter la salle jusqu’à ce qu’on se rapproche d’une solution. « J’ai beaucoup appris de lui dans l’art de la négociation », reconnait Mourad Amdouni (Front Populaire). La méthode Abbassi, c’est d’être toujours partant pour débattre, rien ne le rebute sur ce plan. « Il arrivait toujours à son but, déclare Samir Taieb (Al-Massar), lui-même ancien syndicaliste, mais après des heures de débat. Et il lui arrive de reprendre plusieurs points. Ça, c’était la tactique de l’UGTT. Abbassi voulait toujours éviter les points chauds, il cherchait toujours à temporiser ».
La méthode Abbassi dérangeait d’ailleurs Wided Bouchamaoui (UTICA) qui voulait aller plus vite. Au début du Dialogue national, les rapports entre Houcine Abbassi et Ennahdha étaient détestables en raison des maladresses d’Ennahdha. Au fur et à mesure qu’on avançait dans le Dialogue national, le réalisme et l’objectivité de Abbassi, de l’avis même des dirigeants d’Ennahdha, se précisaient, car il ressentait le poids des responsabilités et des difficultés. Du coup, un climat de confiance s’est établi entre lui et les autres partis. Abbassi est celui qui a le plus évolué dans ses positions, il a beaucoup travaillé, a fait des pressions à plusieurs niveaux et a été sujet à cause de cela à beaucoup de critiques.
C’est ce climat de confiance qui lui a permis d’avancer dans la négociation. Quand il a demandé, par exemple, une promesse de démission à Ennahdha, il l’a obtenu. Quand il y avait deux positions extrêmes, supposées irréconciliables, celle d’Ennahdha, qui voulait la légitimité absolue au début, puis la non dissolution de l’ANC, et celle de Nida et du Front Populaire qui voulaient le retrait absolu de la troïka, et du gouvernement et de l’ANC, c’est Abbassi qui leur a demandé de formuler une recommandation de juste milieu et il y a bien réussi.
Il pouvait aussi discuter avec les dirigeants influents des partis en aparté, notamment avec Ghannouchi et Essebsi. Ces rencontres permettaient d’aller plus vite et plus loin dans la discussion. Lorsqu’il y avait des problèmes ou blocages sur certaines questions, qui pouvaient compromettre le Dialogue, le Quartette organisait des séances privées entre Rached Ghannouchi et Béji Caïd Essebsi. Ces rencontres rendaient plus faciles les convergences. « Quand un jour vous trouvez les déclarations d’Essebsi aller dans un sens et celles de Ghannouchi dans un autre sens, et que le lendemain vous constaterez une convergence entre eux, il est certain que leurs discussions ont été contrôlées par Abbassi », disait Abdessattar Ben Moussa (LTDH). Les autres membres du Quartette ont aussi été présents dans certaines de ces discussions restreintes.
En définitive, comme le résume bien Néjib Chebbi, si « le Quartette a joué un rôle important, il faut reconnaitre le rôle particulier joué par l’UGTT, et au sein de l’UGTT le rôle particulier joué par Abbassi. Ce dernier a dirigé le Dialogue national de bout en bout, de temps en temps il avait recours à ses collaborateurs, mais l’UGTT n’avait aucun rôle, le patronat n’avait aucun rôle, les avocats et la Ligue étaient plutôt des témoins ». D’ailleurs, Abbassi a fini par être apprécié par tout le monde, acteurs politiques et société civile, pour avoir réussi à débloquer une situation sans issue, un blocage politique quasi-insurmontable après les assassinats politiques des leaders de gauche et le sit-in « Errahil ».
Ainsi le modèle Abbassi devrait être bien médité par Tabboubi. Comme les grands dirigeants politiques, qui éprouvent le besoin de lire les biographies des hommes politiques illustres qui ont marqué l’histoire, pour en tirer des enseignements utiles. Tabboubi ne devrait ainsi pas trop précipiter les choses, s’agiter inutilement dans tous les sens jusqu’à perdre sa crédibilité. Il vaut mieux mettre en avant les méthodes et les ruses de la négociation avant de faire des déclarations virulentes et agressives aux uns et aux autres sous forme de diktat.
Tabboubi semble trop pressé, pas Abbassi qui prenait tout son temps, comme le prouvait le dialogue national, où il ne permettait de finir une discussion ou une négociation qu’après avoir trouvé une décision consensuelle satisfaisant toutes les parties. Il a fini par être indispensable. Aujourd’hui encore, les décideurs politiques pensent encore à lui, le président Essebsi le consulte, l’ancien magistrat Ahmed Souab l’a proposé à la tête de l’IVD pour remplacer Sihem Ben Sedrine. Abbassi ne prétendait pas diriger politiquement le pays ou dicter ses choix et ceux de l’UGTT au gouvernement.
Toutes les déclarations de Tabboubi vont au contraire dans ce sens. Il a besoin de lauriers pour s’imposer vis-à-vis de l’UGTT et des sections régionales et professionnelles et leur faire oublier Abbassi. Mais il a du mal à y arriver. Abbassi donnait l’impression qu’il était un partenaire (indirect) au gouvernement d’union nationale et (direct) à l’accord de Carthage, pas Tabboubi, qui veut faire et défaire les gouvernements à sa guise, désigner les ministres, proposer un programme politique et économique, fixer à lui seul les « lignes rouges » à ne pas franchir (comme pour la privatisation des entreprises publiques). Il veut jouer au malin, en agitant des grèves sectorielles, comme pour l’enseignement secondaire, en vue de recueillir ce qu’il ne peut obtenir par lui-même, ou en vue d’obtenir des concessions dans d’autres domaines du gouvernement.
Tabboubi, l’ancien joueur de basket à l’Olympique de Béjà dans les années 60 ne sait pas encore mettre la balle juste dans le panier.
Hatem M'rad