Signe d’un nouveau destin pour Chahed ?

 Signe d’un nouveau destin pour Chahed ?

Le Premier ministre tunisien


Voulant tirer la leçon des difficultés politiques d’un gouvernement de coalition dirigé par un homme neutre, un peu rigide, un peu trop administrateur, le président Essebsi a décidé de franchir le Rubicon de la jeunesse et de la fougue. Il désigne Youssef Chahed, un homme tout neuf ayant peu d’expérience administrative et politique, issu de son propre parti, Nida Tounès. Le président prend alors soin d’accompagner et de suivre les étapes et les aléas de l’ascension politique de son protégé, désigné d’ailleurs graduellement, conciliateur d’un conflit à Nida, puis ministre des collectivités locales, puis chef de gouvernement.


Youssef Chahed est à coup sûr un homme proche du président au sens authentique du terme : celui de la proximité politique et même familiale. Tout comme l’était le jeune Laurent Fabius par rapport au président Mitterrand, nommé Premier ministre par ce dernier en 1984 à l’âge de 38 ans (3 ans de moins que Chahed), chose faisant de lui le plus jeune Premier ministre de la Ve République. Essebsi est en effet le mentor politique de Chahed, celui qui pèse sur lui par ses conseils et son expérience politique, de l’aveu même de ce dernier, et qui, tantôt le retient, tantôt le libère des contraintes selon la conjoncture. Le temps que les choses s’ajustent d’elles-mêmes et qu’Essebsi achève son mandat. On peut alors se demander si le temps est bien venu pour le président et l’entourage de hâter l’avenir politique de Chahed, à la faveur des opportunités et des évènements politiques ? Ne dit-on pas que c’est  l’évènement qui fait l’homme politique ?


On a l’impression que Chahed et son entourage attendaient le moment opportun pour entrer dans le grand jeu, comme l’explique la rapidité de sa dernière réaction. Ainsi, prenant note de l’exaspération de l’opinion par les dérives syndicales et voulant ressortir au grand jour les incohérences de son partenaire social de l’accord de Carthage, Youssef Chahed, qui représente une majorité nidéiste déjà affaiblie et éclatée, décide de monter au créneau. Il affiche la détermination du gouvernement en révoquant brutalement et unilatéralement Abid Briki, le ministre de la fonction publique et de la gouvernance, proche de l’UGTT, tout en profitant de l’occasion pour opérer un léger remaniement. « C’est moi qui gouverne », dit-il lors de son passage à la chaine de TV Al-Hiwar le 26 février dernier, en ajoutant : « j’exerce mes prérogatives constitutionnelles ». En d’autres termes, « toutes mes prérogatives constitutionnelles, ni plus ni moins ». Tout comme le président Essebsi ou le parlement exercent les leurs. On ne l’a pas encore vu, jusque-là, dans ses nouveaux habits et avec cette liberté de ton sur le plan politique.


Il s’est en tout cas permis de faire un affront à la puissante UGTT, en nommant Khalil Ghariani, membre et négociateur de l’UTICA dans les accords sociaux, à la place de Abid Briki, à la tête du département de la fonction publique. Signal fort d’une éventuelle politique de privatisation et de rénovation du secteur bancaire, comme le recommande le FMI, pourvoyeur de la Tunisie en crise, qui menace de ne pas payer la 2e tranche d’un crédit alloué à la Tunisie, si certaines réformes ne sont pas accomplies. Le secteur bancaire est en effet resté bancal, il ne s’est pas encore adapté aux mutations récentes, alors que « le système financier et bancaire,  comme le dit Ezzeddine Saïdane, un économiste, est l’un des principaux moteurs de la croissance et du développement. Tant qu’il reste faible, en retard et souffre d’insuffisances, il sera difficile de redresser l’économie tunisienne ». Les financiers et économistes tunisiens considèrent d’ailleurs que la privatisation des banques publiques (au nombre de trois) ne posera pas problème. Ces banques publiques, comme les banques privées, resteront sous le contrôle et la supervision de la Banque Centrale de Tunisie. L’Etat n’a pas besoin d’être actionnaire dans les banques publiques (qui sont des sociétés d’économie mixte). D’autres experts considèrent que les problèmes de l’opération n’en existent pas moins. Les banques publiques financent 40% de l’économie tunisienne et ce sont elles qui financent les entreprises publiques. En outre, comment l’Etat va-t-il investir à l’avenir dans les secteurs qu’il considère comme étant stratégiques ?


Tout ce décor et cette problématique semblent être, en tout cas, l’arrière- plan de la révocation du ministre Abid Briki, incarnant lui-même les réticences de la Centrale syndicale en la matière. En somme, une lutte idéologique entre libéralisme et interventionnisme.


Au fond, ce n’est pas tout à fait la révocation de Abid Briki qui pose problème. Les dirigeants de l’UGTT ont déclaré qu’elle ne leur pose pas problème, puisqu’ils n’ont pas participé à sa désignation et qu’ils n’ont pas de représentant (officiel) au gouvernement. Ils reconnaissent que le chef du gouvernement est seul compétent pour choisir ses collaborateurs au gouvernement et décider en la matière. En tout cas, ils feignent de ne pas être lésés par cette révocation-sanction, même s’ils se sentent lâchés, notamment aux yeux de l’opinion. C’est plutôt la désignation de Khalil Ghariani, membre du syndicat des patrons, en remplacement du syndicaliste Briki à la fonction publique, secteur public par excellence, qui leur a surtout fait du tort. C’est ce qu’ils ont déclaré officiellement, par la bouche de Sami Tahri, le porte-parole de l’UGTT.


La double décision prise d’un coup au détriment de l’UGTT-la révocation et la désignation- semble politiquement inopportune, et formellement peu délicate, même si elle répond à un besoin (financier) pressant pour l’Etat et à la maladresse d’un ministre. Une décision quasi-émotive, voire vengeresse, peu habile, qui ne préserve ni l’avenir de la coalition gouvernementale, en donnant de mauvais prétextes aux autres membres, ni le partenariat avec l’UGTT.  Elle s’explique certes par la politique économique du gouvernement. Mais, c’est le résultat d’une accumulation. Elle prend prétexte à la fois des attaques dont a été la cible le ministre de l’Education Néji Jalloul, tout au long de cette semaine, par les syndicats sectoriels, qui veulent le déloger de son ministère, et des déclarations prématurées et maladroites du ministre Briki dans différents médias sur son intention de démissionner du gouvernement, alors qu’il n’en a pas référé à son chef du gouvernement, comme le veut l’usage.


 La question qui se pose est de savoir pourquoi choisir un homme issu du syndicat des patrons pour remplacer un ministre issu du syndicat des travailleurs dans un secteur sensible pour l’UGTT, celui de la fonction publique ? Pourquoi ne pas désigner Khalil Ghariani, si on voulait un homme de son profil, dans un autre ministère, comme celui du commerce ou de l’industrie ? Tout autre administrateur d’expérience, ou homme politique d’expérience, aurait fait l’affaire au ministère de la fonction publique, même pour suivre une politique de privatisation. Youssef Chahed n’a tenu personne informée de sa décision. Sa collaboration avec le président Essebsi, qui était sans doute consulté sur la question, le suffisait, s’agissant d’une décision politique. Ce dernier lui a déjà demandé de ne pas céder aux diktats des syndicats de l’Education en maintenant avec force Néji Jalloul, le ministre de l’Education. Ce qui fut fait. Démettre Jalloul, alors qu’il est populaire, n’est pas très recommandable, au moment où le parti risque de s’effriter, et le gouvernement de perdre son autorité, et qu’Ennahdha reste aussi unie que disciplinée. Il est alors grand temps de secouer le cocotier.


Il n’est pas exclu qu’à la lumière de tout cela, un dessein politique se prépare à l’horizon pour Youssef Chahed pour 2019 et aussi peut-être dans son parti. Sa grande détermination en est un indice. « Mon seul souci, dit-il, est que les indicateurs économiques passent au vert en 2019 ». Il prend date, celle des élections. Nida est en déficit de leadership et en mal de domination. Mais, si Chahed est à la tête du gouvernement, et s’il a le droit de définir un plan de carrière politique en rapport avec les prochaines échéances, il ne peut gouverner tout à fait seul. Il doit encore composer avec Ennahdha, son allié sûr et stable (qui n’est pas contre le remaniement), et l’UGTT (qui est contre). UGTT, qui, faut-il le rappeler était la raison d’être de l’accord de Carthage pour le président Essebsi.


Espérons que le dynamisme du chef de gouvernement ne le pousse pas, dans une conjoncture chahutée,  à se méprendre sur la nature des rapports de force de la transition, et qu’il n’aura pas à revenir sur ses décisions, comme il l’a fait dans le passé, lors de son premier entretien à la TV, lorsqu’il s’est solennellement engagé  de ne pas augmenter les salaires et de mettre les corrompus en prison, ou encore ces jours-ci pour la suspension de la circulaire n°2017-4, prise quelques semaines plus tôt, sur le droit d’accès à l’information publique pour les journalistes.


Ni lui ni son parti n’ont leur destin en main. Entre la détermination et la confusion, il n’y a qu’un pas. Il n’est certes pas mauvais de montrer ses muscles aux partenaires sociaux, surtout lorsque ces derniers cherchent à faire de la politique à la place des politiques. Il n’est pas mauvais non plus de faire apparaître au grand jour à l’opinion les contradictions et les dérives de l’UGTT, qui se croit intouchable et invulnérable. Mais, l’autorité du chef de gouvernement s’acquiert par la pertinence des décisions et par leur opportunité. La coalition est délicate à gérer. Les multiples faux-pas et les revirements répétés risquent, eux, de lui faire perdre l’autorité qu’il s’ingénie lui-même à bâtir.


Hatem M'rad