Tunisie – « Réinvestiture » de Youssef Chahed, les cartes sont-elles rebattues ?

 Tunisie – « Réinvestiture » de Youssef Chahed, les cartes sont-elles rebattues ?

Selma Mabrouk


L’Assemblée des représentants du peuple, réunie en plénière samedi 28 juillet 2018, a accordé sa confiance au nouveau ministre de l’intérieur Hichem Fourati avec 148 voix sur un total de 217 députés. Youssef Chahed était présent pour expliquer les raisons du remaniement ministériel. Retour sur la séance de vote de confiance et bilan de la situation politique tunisienne, par Selma Mabrouk, ancienne députée de l'Assemblée nationale constituante. 


Loin de moi la prétention d’apporter des explications à la séance de l’ARP du 28 juillet 2018 car aucune argumentation “classique” ne pourrait tenir la barre de ce radeau à la dérive qu’est devenu le paysage politique actuel. Par contre, j’aimerais m’attarder sur quelques “détails” curieux et peut-être porteurs de sens.


En premier lieu, il m’impose de relever l’efficience de la stratégie choisie par le chef du gouvernement, celle de présenter à un vote de confiance que tous ses adversaires exigeaient à cor et à cri depuis des semaines, non pas le gouvernement en entier -et surtout pas sa propre personne- mais un ministre régalien appelé à occuper le poste phare de l’Intérieur, ce portefeuille étant au centre de tous les maux, marchandages, polémiques et autres manœuvres plus ou moins souterraines depuis le 14 janvier 2011, jour du départ d’un dictateur-autocrate ou autre qualité dont jouissait celui qui était lui-même un “enfant de maison” et qui avait exercé pendant 23 ans un pouvoir dit ”policier”.


Après avoir mis l’éviction du précédent ministre de l’Intérieur au centre des motifs devant amener Youssef Chahed à partir de son propre chef ou à être poussé vers la sortie par les représentants du peuple, usant même d’un argumentaire qui n’a ménagé aucun tabou allant de la tentative de coup d’Etat (supposée mensongère) à l’attentat terroriste meurtrier (supposé évitable), que pouvaient faire raisonnablement les pourfendeurs du chef du gouvernement sinon se ranger dans le camp des “sages” et voter en faveur d’un homme de grande qualité au CV irréprochable pour que ce dernier puisse prendre les rênes de cette Sécurité Nationale qu’ils n’avaient pas lésiné à en dénoncer le supposé fragile équilibre ?


L’on pourrait croire que tout va donc pour le mieux, puisque la “raison” a eu gain de cause face à la “passion”. Certes, l’on peut se féliciter que le gouvernement puisse bénéficier d’une assise de soutien parlementaire conséquente, quasi égale à celle de tous les gouvernements qu’a vu défiler la Tunisie depuis le 23 octobre 2011, soit prés des deux tiers des voix. Mais le diable se nichant dans le détail, ce large socle sur lequel est censé s’appuyer l’exécutif pour appliquer son programme a montré à chaque étape son caractère temporaire, étant sujet aux fluctuations d’un paysage politique en mutation permanente.


Un constat similaire s’est dégagé dans le volet contrôle de l’exécutif, censé s’appuyer sur une opposition numériquement suffisante et apte à s’harmoniser en cas de besoin, mais un feedback sur les évènements majeurs qui ont ponctué la vie politique Tunisienne depuis 2011 a démontré la vacuité des tentatives engagées (quand l’on se tient au strict périmètre parlementaire).


Malgré ces similitudes, l’on ne peut recourir aux mêmes critères pour toutes les périodes depuis les élections de 2011. Se dégagent en effet trois grandes étapes, celle des deux troïkas, celle du gouvernement “technocrate” de Mehdi Jomâa et enfin celle postérieure aux élections de 2014.


Sans s’attarder sur l’ère de la troïka, l’on peut résumer les faits de cette période en une alliance gouvernementale large et cohérente durant les premiers mois, appliquant à la lettre et avec aisance son “programme” (en fait celui du parti dominant Ennahdha) face à une opposition numériquement faible. Jusqu’à ce que, en raison précisément du dit-”programme”, ladite alliance se soit désagrégée, une bonne part de ses députés rejoignant les rangs adversaires, l’opposition ainsi renforcée trouvant aussi le soutien indéfectible d’une grande part de la population et de la majeure partie de “l’intelligentsia”, d’où la chute inexorable du trio gouvernemental.


La ligne de fracture à cette époque était claire, lisible pour le commun des mortels. Une bipolarisation politique qui, quoique dénoncée par quelques frileux, avait été salutaire, sauvant la constitution et le pays d’une “islamisation” qui avait paradoxalement le vent en poupe chez les gouvernants de plusieurs pays amis influents.


Cette querelle idéologique ayant suffisamment détourné l’attention des revendications socio-économiques majeures, la période suivante, fille d’un Dialogue National loué par tous, aurait pu être celle d’un véritable consensus sur ce plan. Mais dans les faits, le gouvernement “technocrate” investi début 2014 par une Assemblée qui n’était plus représentative du paysage politique a peiné à appliquer son “programme” (lui-même ayant une paternité disputée entre ledit Dialogue National-lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent en particulier- et les “pressions internationales”-réformes structurelles exigées par le FMI en tête), de même que n’a pu se dégager une opposition franche ayant la capacité de contrôler l’exécutif.


En effet, à cette époque, tandis que certains courants (Ennahdha) partenaires du Dialogue et ayant même voté la confiance n’ont pas hésité à laminer dans l’opinion ledit gouvernement et à bloquer ses projets de lois, certains autres (le Groupe Démocrate et le Front Populaire) ont tenté de se ménager une “distance” vis à vis d’un chef de gouvernement issu d’un “vice de forme” du processus du Dialogue National, tout en mettant tout en œuvre (sans grande réussite) pour que d’une part, l’échéancier dudit dialogue soit appliqué, et que d’autre part certaines “réformes” jugées nocives ou mal négociées soient freinées.


Durant les deux périodes sus-citées, le régime politique s’apparentait théoriquement à un régime parlementaire strict (voire un régime d’assemblée) avec un président de la République élu par le parlement et démuni de prérogatives (sauf celle de susciter des polémiques). Après les élections de 2014, l’on s’attendait à une clarification des rôles de chaque institution selon les normes constitutionnelles d’un régime “semi-parlementaire” avec pour chaque tête de l’exécutif un partage suffisamment net des prérogatives et pour le parlement une place centrale dans l’échiquier du pouvoir tant sur le plan d’un soutien de qualité de la majorité au gouvernement que sur le plan d’un contrôle institutionnalisé de l’exécutif et bénéficiant par ailleurs d’une réglementation de la transparence des travaux qui aurait participé à la “maturation politique” de l’opinion publique.


Le fait que lesdites élections aient enfanté un triumvirat de même couleur politique (en l’occurrence Nidaïste) avait même réconforté les plus  critiques quant au régime politique choisi par la Constitution, voire avait poussé les adversaires du parti présidentiel à dénoncer le retour de la dictature.


Sur le papier, tout était donc “nickel” pour qu’un programme politique soit appliqué. En effet, l’opposition parlementaire (lourdement handicapée par une image d’empêcheur de tourner en rond dans l’opinion publique) était de toutes les manières ridicule sur le plan numérique (une trentaine de députés sur 217). Quant à la majorité au pouvoir, issue des coulisses du Dialogue National, elle était le fruit d’élections législatives à la tiédeur sur commande (durant lesquelles il était “recommandé” de ne pas revenir sur les plaies causées par l’islamisme politique, contrastant donc avec les présidentielles qui avaient suivi, où tous les coups furent permis).


Tout était ainsi en place pour une alliance gouvernementale pragmatique, dépassant les clivages idéologiques abrupts entre sécularistes et théocrates, clivages théoriquement réglés par une constitution adoptée par la quasi-unanimité des constituants et qui confère un caractère civil à l’Etat. Restaient donc deux grands chantiers, celui d’un programme socio-économique adapté aux revendications (emploi, justice sociale, décentralisation etc.) et celui de la complémentation des institutions constitutionnelles gardiennes de la démocratie naissante.


Mais les catastrophes n’ont pas arrêté de pleuvoir depuis l’investiture des nouveaux potentats, faisant défiler une multitude de versions gouvernementales devant des parlementaires grands amateurs du nomadisme tant décrié du temps de la constituante. L’actualité politique s’est résumée ainsi depuis 4 années à des polémiques incessantes relayées par une presse paresseuse et des médias aux allégeances cousues de fil blanc. L’opinion publique, complètement déroutée, a fini par se raccrocher aux appels nostalgiques d’un passé-présent où l’on attend “un homme fort” pour remettre le pays sur les rails.


Rien d’étonnant quand experts, politiques et autres journalistes résument l’état des lieux par l’(in)compétence (réelle ou supposée) d’une personne, chef d’Etat ou chef du gouvernement. Le parlement, quant à lui, échappe totalement aux analyses critiques tout autant que son chef (ou ses chefs) s’égare(nt) dans les mémoires, n’apparaissant dans aucun des rêves éveillés des propagandistes ou pourfendeurs d’une réhabilitation du pouvoir personnel.


Pendant ce temps, des projets de lois ont été votés et d’autres sont en panne, des réformes sont en cours et des mesures ont été prises. Un rendement très en deçà des attentes socio-économiques malgré les chiffres prometteurs énoncés ce fameux 28 juillet par le chef du gouvernement. Et un bilan général plus que mitigé même si, bien entendu, l’on revient de loin, de là où le terrorisme prenait significativement ancrage et où les (gigantesques) emprunts de l’Etat à des fins de “consommation” étaient devenus une seconde nature. Résultat d’une alliance plus “politicienne” que politique et qui a laissé sur le bord de sa route bien des “cadavres” : La “vérité” sur les assassinats politiques de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi.


La question de la transparence que ce soit sur le volet des contrats publics que sur celui des multiples réformes structurelles et surtout sur les engagements pris par la Tunisie avec les organismes internationaux , FMI ou autres, dont la star incontestable est aujourd’hui l’ALECA (refusée n.d.r.l par l’Algérie et la Maroc).


Est restée aussi la problématique du partage des richesses qui, comme il se démontre chaque jour dans le monde, met au pilori la théorie du ruissellement des bénéfices tirés d’une croissance ayant le vent en poupe vers les couches défavorisées (comptabilisant aujourd’hui en Tunisie dans ces rangs une bonne part de la couche moyenne d’avant 2010).


Est resté aussi le processus démocratique inachevé (indépendance et pluralité des médias, transparence et indépendance des élections, mise en place de la cour constitutionnelle, etc.), processus de plus en plus menacé par une ingérence politique outrancière ne prenant même plus de gants à la faveur d’un désintéressement de plus en plus inquiétant des citoyens vis-à-vis de la  chose publique.


Est restée aussi la lutte contre la corruption, entamée mais freinée de toutes parts et qui exige non seulement une réforme du système judiciaire (urgentissime) et un renforcement de l’instance en charge mais aussi une métamorphose des mentalités, à commencer par celle des protagonistes au devant de la scène publique, pour que cesse le qu’on dira-t-on et les sous-entendus nauséabonds.


Est restée aussi la concrétisation législative de la sécularisation de l’Etat (contrôle des mosquées, interdiction effective des appels au takfir et autres manœuvres d’un autre âge, respect de la constitution en ce qui concerne les statuts des partis politiques et autres organisations et dans un futur proche, l’adoption de la proposition de loi sur les libertés individuelles et sur l’égalité).


Un grand chantier donc pour ce qui reste du mandat du binôme Nida-Ennahdha, et qui ne pèse pas seulement sur les épaules de l’habile chef du gouvernement. En effet, même si lors du vote de confiance du 28 juillet se sont profilées les prémisses d’une réconciliation (qui s’annonçait timidement) entre les différentes “sections nidaïstes”, l’on se doit de rester attentif.


Il est vrai que l’on ne peut que l’accueillir positivement car elle aurait potentiellement un impact sur l’efficience du parlement, remettant en selle la majorité électorale légitime (quelle que soit sa qualité intrinsèque), majorité dont n’a d’ailleurs pas voulu se prévaloir l’allié-ami-ennemi Ennahdha lors de l’explosion du groupe parlementaire de Nida, sous couvert d’une “modestie” terriblement anachronique, et qui peut-être  relèverait d’une crainte sous-jacente du mouvement de se voir délogé (une deuxième fois) de sa sellette à l’occasion d’une potentielle réunification des rangs pouvant survenir sous la pression de l’opinion anti-islamiste.


Mais il est tout aussi vrai qu’il ne faudra pas s’attendre à des miracles venant d’élus dont une grande part serait soumise à des lobbies dont les intérêts, indéchiffrables pour le commun des mortels, s’avèrent parfois contradictoires avec la propagande électorale du parti victorieux de 2014.


Et comme il est tout aussi vrai que l’allié-adversaire islamiste est non seulement tout autant soumis à ces mêmes influences “souterraines” et “locales”,  mais aussi à d’autres plus venimeuses encore, car relevant d’un réseau transfrontalier aujourd’hui dans la ligne de mire des décideurs de la “légalité internationale”.


Et comme il est tout autant vrai que l’opposition parlementaire s’est auto-cloisonnée dans une logique électoraliste, offrant ainsi lors de la séance mémorable de ce 28 juillet le spectacle désolant d’un discours-rengaine où, sous prétexte de faire valoir une position “neutre” face à un combat que l’on aimerait réduire à celui de deux coquelets s’arrachant les graines amassées par le coq-père, ses promoteurs se sont affranchis de prendre position, mais pire, se sont mis (pour certains d’entre eux) à ménager les alliés potentiels, comme ils ont veillé à le faire ces derniers temps, ne dénonçant corruption et autres malversations que dans le camp avec qui ils ne peuvent envisager d’alliance.


En tout état de cause, la séance du 28 juillet ayant eu la portée d’un vote de confiance au gouvernement Youssef Chahed a bousculé bien des lectures de l’actualité politique et mis à mal bien des calculs politiques de part et d’autre.


Le chef du Gouvernement (et son camp) a montré qu’il était apte à jouer stratégie avec ceux qui se démarquaient depuis un bon bout de temps par leur savoir faire dans le domaine, les prenant même de court. Il n’y avait qu’à voir, après le coup de théâtre du revirement de Nida, le visage empourpré et en sueur d’un Noureddine Bhiri habituellement coriace (et imperturbable) interlocuteur, et qui se retrouve à hurler dans son micro sa “crainte” pour la stabilité du pays, puis à voter (tout seul) contre l’investiture d’un ministre de l’Intérieur que son mouvement venait de louer les qualités innombrables.


Il n’y avait qu’à voir l’un des rares députés nidaïstes récalcitrants, le dénommé Fadhel Ben Omrane, ex-chef du groupe parlementaire, se lancer dans des invectives insultantes envers le chef du gouvernement, se disant porte-parole de son camp pour être immédiatement désavoué en public, puis, le vote entériné (il a voté pour) s’empresser de prendre à l’écart un Abdelatif Mekki apparemment serein mais qui, semblait-il, exigeait des explications que son collègue tentait de donner avec force gesticulations.


Mais en définitive, qu’importent les “véritables” coulisses de ce revirement? Qu’importe le rôle effectif qu’y a joué le chef de l’Etat, peut-être (salutairement) secoué par l’image d’indigence apparente qu’est venue lui coller une interview-scandale fomentée par certains de ses proches adeptes? Qu’importe qu’au même moment notre ministre des Affaires étrangères soit au Congress étatsunien? Qu’importe qu’au même moment l’Europe tente de “convaincre” la Tunisie de prendre à sa charge le fléau de l’immigration transméditerranéenne? Et qu’importe que le train des réformes concoctées à la sauce d’une mondialisation économique qui n’a fait que creuser les inégalités soit sur les rails depuis au moins cinq ans sans qu’il ne semble y avoir le moindre garde-fou identifiable à l’horizon?


Il serait vain d’attendre une quelconque analyse de fond, d’où quelle vienne. Mais nul doute que ce qui s’est passé lors de cette séance donnera le ton du paysage politique à court terme. A chacun de s’y adapter selon ses désirs et affinités. Et pourvu que la marche vers le progrès et la modernité reprenne sur de bonne bases, en veillant à la souveraineté de notre cher pays et à la dignité de ses citoyens…


Selma Mabrouk


Ancienne députée de l'Assemblée nationale constituante