Qui gouverne en Tunisie depuis 2015 ?

 Qui gouverne en Tunisie depuis 2015 ?

AFP

Qui gouverne ? C’est une question que les Tunisiens ne cessent de se poser légitimement depuis les élections de 2014. On est passé du sur-pouvoir d’Ennahdha dans la troïka au sous-pouvoir de Nida Tounès, pourtant voué au « taghawal » avec sa mainmise électorale sur le parlement, le gouvernement et la présidence. Une phase aggravée par la scission de Nida, compliquée par le gouvernement Essid et recousue par l’accord de Carthage et le gouvernement d’union nationale. En tout cas, le paysage politique paraît aux Tunisiens de plus en plus étonnant, voire incongru, irréconciliable avec les systèmes politiques ordinaires. Les hommes font le régime et les institutions certes, mais jusqu’à une certaine limite à ne pas franchir : l’esprit des institutions et l’ordre démocratique.


Le pays est passé du pluralisme de type autoritaire sous Ben Ali au pluralisme de type anarchique sous la transition (206 partis actuellement). Un pluralisme sans autorité visible veillant au grain, qui soit placée au-dessus de la mêlée. Pire, il y a trop d’autorités effectives, et même puissantes, visibles ou invisibles, légales ou occultes. « Trop de bien nuit », trop d’autorités aussi. Dire qu’on est en transition démocratique, qui fait éclater les autorités traditionnelles tout en en cherchant de nouvelles, ne suffit plus. Même les transitions démocratiques peuvent s’accorder sur l’autorité légitime et effective. Qui gouverne alors à défaut d’une autorité reconnue, visible et incontestée ? En fait, les choses sont loin d’être simples.


Le Président Béji Caïd Essebsi ? Il est vrai que, même s’il n’a pas retrouvé un régime politique à sa mesure, ou convenant à sa stature politique, Essebsi est assez réaliste pour « s’arranger » avec le régime qui lui est offert, en essayant de le façonner, dans la mesure du possible, à sa mesure. Il y a presque réussi. Si Nida était resté solide, il serait devenu l’autorité gouvernante majeure, même si le nouveau régime accorde la prééminence politique au chef de gouvernement. L’expérience politique et le charisme d’Essebsi lui ont permis de faire la différence face à une classe politique qui, pour sa grande majorité, est peu affutée à la chose politique : pas celle des bavardages médiatisés et des luttes de personnes, mais la vraie, celle des conquêtes, du maintien, du renforcement du pouvoir et de la recherche des équilibres politiques. C’est au fond l’amateurisme de la classe politique qui a renforcé l’autorité d’Essebsi. Ils se chamaillent, ils vont droit au mur, et quand la situation est bloquée, ils vont voir le président. Ce n’est ainsi pas un hasard si Essebsi a fait du régime parlementaire, il est vrai abâtardi, un régime présidentiel de fait, où finalement tout tourne autour de lui. Ghannouchi et l’UGTT restent certainement les deux seuls contrepouvoirs qui sont en mesure de contrecarrer son action.


Le duo Essebsi-Ghannouchi ? Le duo des amis-ennemis, qui tente de fusionner dans la mesure du possible l’islamisme et le modernisme dans une étape confuse et complexe, pour « le bien du pays », notamment depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi et le dialogue national. En langage wébérien, c’est la fusion de l’autorité légale (Essebsi) et de l’autorité traditionnelle (le cheikh). Tous les deux composent une sorte de « gouvernement de fait », qui nous rappelle celui dont parlait Henri Kissinger dans son livre « Le chemin de la paix », lorsque l’Europe des nations était dirigée au début du XIXe siècle, par un directoire autour de trois grands diplomates : Metternich (Autriche), Castlereagh (Angleterre) et Talleyrand (France), professant quelques bonnes idées simples d’équilibre politique. L’équilibre, c’est-ce qui intéresse le duo Essebsi-Ghannouchi pour gérer un évident rapport des forces. Avoir des garanties de gouvernement pour l’un (Essebsi) contre une recomposition durable pour l’autre (Ghannouchi).


Deux failles à ce « gouvernement de fait » de la Tunisie. D’abord, l’association Essebsi-Ghannouchi est toujours mal perçue par les modernistes, toutes tendances confondues, et par les électrices d’Essebsi, même si la classe politique reconnait son utilité pour le moment dans la quête de paix civile et de stabilité. L’opinion de Ghannouchi continue, elle, de faire foi au sein de son parti, même si les discordances commencent à poindre à l’horizon après son congrès de mai dernier. Ensuite, le duo est de plus en plus débordé par l’UGTT, Nida et les forces occultes, outre le fait que les deux personnages ne sont pas d’accord sur tout et que la méfiance réciproque règne imperturbablement entre eux. Au-delà de leur consensus forcé, Essebsi est toujours à la recherche d’une alternative à son parti et au pays et Ghannouchi à un moyen de riposte et de chantage. Tous les deux sont « d’accord sur leurs arrière-pensées », comme l’aurait dit le Général de Gaulle.


La majorité nidéiste ? Nida croyait gagner la guerre en 2014, il n’a remporté qu’une bataille éphémère. Aussitôt vainqueur, aussitôt défait. A la suite de la scission précoce de Machrou Tounès, le premier parti de Tunisie se trouve à la merci de son second, Ennahdha. Nida perd sa majorité au parlement. Normalement, comme dans les régimes parlementaires, le parlement aurait dû être renvoyé à ses chers électeurs. Il n’en est rien. La Constitution est trop compliquée à ce sujet.


D’où l’artifice politique qui gouverne la Tunisie. Le parti majoritaire n’a plus les moyens de gouverner majoritairement le pays. N’eut été la présence de son leader, Essebsi, à la présidence, le parti se serait effrité. La présence du fils du président, parachuté par la famille parmi les dirigeants du parti, et l’obstination à refuser le recours à un congrès légitimant la direction du parti a tout fait voler en éclat. Aujourd’hui, le parti est plus que scindé en deux partis, il est lui-même en déliquescence, désormais voué non pas à la politique, mais plutôt au combat de boxe. Au point qu’une alternative semble être à l’étude par le président Essebsi. Une telle alternative est-elle possible ? On en doute. Une alternative à Nida risque de créer pour le moment une autre forte opposition au pouvoir, sauf si elle sera créé pour mener le combat des prochaines législatives autour d’un autre équilibre, lui-même incertain et autour d’un nouveau leader. En fait, il vaut mieux assainir le parti, le réunifier autour de MachrouTounès, faire un véritable congrès de parti, et prendre l’opinion à témoin de manière démocratique, mettre un véritable leader, peu contestable, au premier plan pour le préparer au prochain combat, plutôt que faire la politique dans l’antichambre, la rendant encore plus suspecte aux yeux de tous ses partisans.


Le comble, et en cela Nida a toujours quelque pouvoir, quoique fasse Nida, luttes intestines et désordre, il est toujours premier dans les sondages d’opinion. Il est toujours considéré comme le seul refuge contre les islamistes. C’est le vote contre qui prime. Un appui à demi-regret. C’est sa seule force.


L’UGTT ? Ce syndicat s’est mis à rêver. Il est même devenu trop gourmand face à la déliquescence de l’Etat. Sa légitimité révolutionnaire, son Dialogue national et son Nobel lui ont donné des ailes. Il confond l’intérêt sectoriel et l’intérêt national. Il veut être les deux, il veut être partout : syndicat et parti politique, pouvoir et contre-pouvoir. On l’invite à l’accord de Carthage, pour renforcer le consensus, il en sort pour faire des menaces de grève et de paralysie générale, pour peu qu’on touche aux salaires des syndiqués et des travailleurs. C’est vrai que l’accord de Carthage a promis de verser des augmentations salariales en 2017, mais le gouvernement, sans le sous, propose de reporter le versement des salaires. Le syndicat n’obtempère pas. Il refuse et menace.


C’est dire que l’UGTT, nouvelle version, veut gouverner, et pas seulement empêcher de gouverner. Le syndicat propose des projets de loi, ordonne de modifier la loi de finances, s’immisce dans la vie des partis, veut persécuter les corrompus. On a une UGTT- gouvernement, opposition, parlement, justice. Le régime parlementaire et l’effritement de l’autorité politique ont aussi contribué à faire jouer à l’UGTT un rôle de premier plan. L’UGTT profite du contexte général : pas de parti prédominant, des islamistes toujours contestés par l’opinion, un président qui n’est pas, constitutionnellement parlant, le chef suprême (en fait, c’est autre chose), un débat politique sulfureux et personnalisé, un parlement « partitocratisé ».


Les forces occultes ? Qui sont-elles, que font-elles ? Les forces occultes sont une nébuleuse. Tout le monde croit les connaitre, personne ne les voit vraiment. Elles existent, on peut à la limite avoir des indices, mais on n’arrive pas toujours à prouver leur présence ou leur force. Tous les Tunisiens en veulent à mort aux réseaux de corruption, qui gangrènent la volonté politique et les choix fondamentaux du pays. Qui achète les députés en payant un prix fort ? Qui finance certains gros partis politiques ? Qui fait obstacle à l’adoption d’un projet de loi important ? Qui détient légalement ou de fait les chaînes de télévision et les médias de masse ? Qui se paye des journalistes, des animateurs de télévision ou des articles de complaisance ? Qui cherche à orienter la politique du pays dans le sens de ses intérêts personnels ? Qui finance le marché parallèle et la fuite des produits en Libye ?


La politique n’arrive pas à avoir le dernier mot sur plusieurs chapitres des actions de l’Etat à cause de ces forces occultes, la justice non plus, malgré les innombrables plaintes portées devant elle. Les forces occultes constituent bien en Tunisie une réalité irréelle.


Qui gouverne en Tunisie ? Tous et personne. Surhomme est celui qui arrive à le dire avec exactitude, à déchiffrer la portée de l’influence des uns sur les autres, à faire la part du légal et de l’occulte, du visible et de l’invisible, du sain et du malsain chez les différents pouvoirs qui se heurtent.


Hatem M’rad