Point de vue – Tunisie. Qui défend les droits des Tunisiens ?

 Point de vue – Tunisie. Qui défend les droits des Tunisiens ?

Illustration – Manifestation à Tunis le 27 mai 2024 pour protester contre une série d’arrestations en vertu du décret présidentiel 54 qui, selon les critiques, est utilisé pour étouffer la dissidence. (Photo : Sofiene HAMDAOUI / AFP)

Sauf quelques rares exceptions, les Tunisiens sont aujourd’hui orphelins. Aucune institution fondamentale de l’Etat n’est en mesure de garantir leurs droits et libertés dans l’état actuel.

 

Pourquoi fait-on en général des élections en démocratie ? Ce n’est ni pour le pluralisme ni pour les beaux yeux des élections elles-mêmes, c’est pour l’après-élection, lorsqu’il faudrait protéger les citoyens dans l’exercice du pouvoir et garantir dans les faits et dans la durée leurs droits et libertés.

On devrait d’ailleurs apprendre aux peuples et aux jeunes que la démocratie ne réside pas seulement dans l’opération électorale, mais surtout pour que les garanties devant être appliquées dans l’après-élection soient mieux incarnées par des hommes et élus choisis à cet effet.

Il ne suffit pas qu’un pouvoir, charismatique ou schismatique, ou qu’une majorité, homogène ou hétérogène, parvienne au pouvoir par les urnes. Le citoyen est censé juger du respect de la démocratie, des contre-pouvoirs et des droits humains par les gouvernements au nom de la philosophie républicaine et universaliste, qui n’est ni une théocratie machiavélique, ni une monarchie absolutiste, ni le caprice d’un homme. Voilà où réside la vigilance citoyenne à l’égard du processus électoral et toujours dans un but post-électoral.

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On a justement remarqué que les garanties de droit supposées être accordées aux Tunisiens se sont progressivement volatilisées comme une peau de chagrin depuis le coup d’Etat du 25 juillet 2021, où un homme a cherché présomptueusement à incarner le tout.

Peut-on alors déceler actuellement une quelconque garantie institutionnelle, au-delà de l’opération électorale formelle, aux droits et libertés des Tunisiens ?

Essayons de faire un tour d’horizon institutionnel à ce sujet.

La Constitution ? Celle de 2022 est à l’évidence la constitution d’un homme pour un homme, écrite dans l’antichambre, pas la constitution de la République, ni même la constitution d’une commission désignée à cet effet.

En principe, une constitution est un acte de garanties. Si elle ne prévoit pas la possibilité de destitution du pouvoir en cas d’abus, ni la séparation effective des pouvoirs, ni le contrôle des compétences du pouvoir, ni les garanties des libertés publiques et individuelles, ni la liberté de presse, ni le contrôle constitutionnel par une cour constitutionnelle, ni l’alternance au pouvoir, ni l’indépendance de la justice, etc., on ne peut pas dire que les citoyens puissent bénéficier d’une quelconque protection, outre celle de la forme factice.

Et c’est le cas actuellement en Tunisie où tous ces principes sont partis en fumée. Le peuple est depuis 2021 gouverné par des procédures d’exception et non par des principes fondamentaux, sans justification crédible aucune.

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La Loi ? La « loi » décrétale d’un homme s’est substituée à la loi générale et impersonnelle du Parlement.

À supposer que la loi ait encore un sens, elle n’est plus l’expression de la volonté générale, ni celle d’une majorité homogène ou d’une coalition hétéroclite. C’est le décret d’une personne.

Outre que les procédures de la loi ne sont plus respectées par les autorités chargées elles-mêmes de les faire respecter, et que les détournements de procédure et les harcèlements au nom de la « loi » sont légion, comme l’indique le nombre de prisonniers d’opinion et politiques.

Le combat politique n’est plus d’ordre légal, mais de type carcéral.

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Les Juges ? Ils sont sur ordre du prince qui dispose d’un droit de regard total sur les poursuites et sentences de justice.

On croyait encore naïvement que les décisions des tribunaux sont prononcées au nom du peuple « souverain ». On croyait naïvement encore que les juges, « bouches de la loi » d’après Montesquieu, ne sont autres que les premiers garants de nos droits et libertés.

Forcés et contraints, les juges  obtempèrent. Mais, peuvent-ils obtempérer aux immixtions du politique sans abdiquer par la même, et malgré tout, leur mission de protéger les droits des citoyens ?

Mais on le sait, se soumettre ou se faire démettre est une contrainte qui pèse terriblement sur eux, et notamment sur les juges judiciaires.

Le tribunal administratif en séance plénière est une exception juridictionnelle en Tunisie. Il a démontré dans le passé dictatorial, comme dans la transition démocratique et encore aujourd’hui avec la validation des candidats aux présidentielles refusés par l’ISIE, qu’il fait honneur à sa réputation et qu’il sait faire prévaloir la norme sur le « fait du prince ».

Ce tribunal a même eu l’audace dans le passé, en l’absence d’une cour constitutionnelle, de contrôler la constitutionnalité des lois, en poussant son contrôle jusqu’à ses limites extrêmes.

D’ailleurs, la noblesse et l’intérêt pour la politique ressortent moins lorsque l’opposition s’oppose au pouvoir que lorsque le juge résiste au pouvoir en faisant prévaloir la loi, valable pour tous, et contre tous, gouvernants et gouvernés.

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Le Parlement ? Ni opposition, ni partis, ni pluralisme, ni résistance, juste une chambre d’enregistrement, mal élue. Le Parlement tunisien représente fidèlement l’abstentionnisme électoral.

Fondamentalement, il est désarmé face au gouvernement politique par décret. Même constitutionnellement (celle de 2022), il représente comme le gouvernement et la justice, une « fonction ».

Les parlementaires, historiquement pionniers de la politique, sont ravalés au rang de « fonctionnaires » remplissant un ordre de mission tracé, non par l’exécutif, mais par un homme.

Ni agitations, ni échos, ni débats en provenance du Parlement. Chambre muette pour des électeurs et citoyens introuvables.

Les partis d’opposition ? Bâillonnés, harcelés, et pour certains dirigeants et militants emprisonnés illégalement, ces partis font ce qu’ils peuvent.

Bien qu’affaiblis et souvent harcelés, certains d’entre eux tentent encore de jouer un rôle dans la défense des droits des Tunisiens, notamment en dénonçant les dérives autoritaires dans les médias numériques par l’écrit ou par des vidéos ou en faisant des réunions timides.

Le gouvernement ? Aucune marge ou liberté d’action. Un chef de gouvernement ravalé piteusement à un simple administrateur obéissant, comme s’il n’était pas un chef d’une autorité politique, comme s’il avait une obligation de réserve dans une mission de responsabilité strictement administrative.

Le président fait office de chef du gouvernement, désignant et révoquant ministres et chefs de gouvernement sans consulter quiconque, en insistant d’abord sur leur devoir d’allégeance.

La Cour constitutionnelle ? Pas encore en place. Et de toutes les manières, elle est « constitutionnellement » nommée, directement ou indirectement, par le président. Mais elle n’est curieusement pas encore désignée alors même que le président veille aux désignations.

Pourquoi ? Il craint sans doute, et particulièrement, la rébellion des membres de la cour issus de la haute magistrature.

Dans le contexte actuel, à supposer même qu’elle soit érigée (on en doute avant les élections), il ne faudrait pas s’attendre, de sa part, à une protection des droits et libertés des individus et des minorités.

Ecartant la Cour constitutionnelle d’un revers de main, Saied s’est retrouvé face aux limites tracées par le tribunal administratif. « La nature a horreur du vide », comme on dit.

Le président de la République ? Ce n’est qu’un homme, avec ses passions, états d’âmes, ses inclinations, ses préjugés, ses partisans. Saïed gouverne surtout seul en accaparant tous les pouvoirs de l’Etat. Il s’acharne à ce qu’aucune institution, aucun pouvoir ne lui échappe.

Un des enseignements de l’expérience politique, c’est qu’un homme seul qui décide, aussi juste, aussi tempéré et sage soit-il, est toujours tenté par la partialité, ne peut jamais défendre les droits des citoyens, de tous les citoyens abstraction faite de leurs couleurs politiques et idéologiques, s’il n’est pas contrôlé par les institutions, l’opposition, les médias et le peuple.

De fait, la ligne rouge d’un homme gouvernant seul semble avoir été franchie aujourd’hui à la veille de sa candidature à sa propre réélection.

La Presse ? Persécutée et harcelée depuis le coup d’Etat. Certains médias et journalistes, malgré les pressions, persécutions, harcèlements et les risques, continuent de rendre compte des violations des droits et d’informer le public.

Si de rares presses écrites ont pu sauver l’honneur de la profession, comme Al-Maghrib (en arabe), c’est la presse numérique qui tient le haut du pavé par son audace, notamment après le musellement progressif des chaînes de télévision publiques et privées et les radios.

C’est le cas de Business News, Kapitalis, Nawaat, entre autres. Pour les radios, Mosaïque (la plus suivie en Tunisie), cible du pouvoir, se distingue, dans le panorama radiophonique par son ton critique. Sans oublier la pression continue des réseaux sociaux comme Facebook ou X (Twitter).

 

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Il est vrai qu’une révolution est passée par là, qui a laissé symboliquement des traces indélébiles sur les esprits qu’au point qu’il devient difficile à un dictateur d’éradiquer d’un coup la parole libre qui, même brimée par intermittence, reste vivace en Tunisie, contrairement aux médias des pays arabes riches, conservateurs et « stables ».

C’est comme si on n’arrivait pas à enfermer la Tunisie phénicienne et méditerranéenne dans un vase clos. Ce pays, appauvri par l’illucidité de ses gouvernants, en crise continue depuis la révolution, ne respire pas moins l’ouverture et le pragmatisme en dépit de l’abrutissement et des préjugés de la masse.

C’est son paradoxe permanent. Comme le dirait Voltaire : « Presque tous les peuples se sont gouvernés par des contradictions » (Traité sur la tolérance).

Les organisations et associations ? L’UGTT et la LTDH qui étaient le fer de lance de la société civile sous l’ère bourguibienne et benalienne sont en berne.

Fondée en 1976, la LTDH a toujours œuvré pour la défense des droits humains en Tunisie. Elle a dénoncé à plusieurs reprises les atteintes aux droits sous le régime de Saïed. Mais sa voix ne porte plus depuis la révolution.

L’UGTT est réduite à faire de la politique à l’intérieur de la Centrale. En hibernation, elle n’est plus écoutée, ni associée à la politique de l’Etat ou aux manifestations de la société civile, même si elle continue de critiquer timidement les dérives du pouvoir de Saïed.

Le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES) défend aussi ces droits économiques, sociaux et culturels en Tunisie. Il s’oppose souvent aux politiques répressives du gouvernement actuel.

Sans oublier les associations militantes, chargées de défendre les droits et libertés, comme celle des Femmes démocrates, Ana Yakidh, Nachaz, ATID, Beity, etc..

Certaines organisations internationales, comme Human Rights Watch ou Amnesty International, suivent également de près la situation en Tunisie et dénoncent les violations des droits humains. Ces instances, malgré un contexte difficile marqué par la concentration des pouvoirs et la répression, jouent un rôle crucial dans la défense des droits et libertés en Tunisie, qui nous rappelle la fameuse « ère nouvelle ».

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Qui garantit alors les droits des Tunisiens ? C’est la question essentielle qu’il faut se poser aujourd’hui. Le constat, on le voit, est très mitigé. On est tenté de dire presque personne, presqu’aucune institution, au-delà des exceptions, plus ou moins limitées relevées plus haut.

Certaines instances, malgré un contexte difficile marqué par la concentration des pouvoirs et la répression, jouent un rôle crucial dans la défense des droits et libertés en Tunisie, mais pas encore décisif.

Quand on parle des « garanties » des droits et libertés des tunisiens, on pense d’abord aux institutions politiques de base de l’Etat: constitution, présidence, parlement, justice, cour constitutionnelle. Or, sur ce point, les citoyens trouvent peu de protection. La presse, elle, reste globalement muselée malgré les audaces de certains médias et journalistes.

Même pour les prochaines élections présidentielles, les candidatures sont triées au volet ou dissuadées selon les calculs politiques et électoraux du pouvoir à l’aide de l’ISIE. Les candidats sérieux subissent un chantage, se voient fabriquer des procès contre eux, du moins lorsqu’ils ne sont pas destinés à la prison.

Ni garanties électorales, au-delà du contrôle du tribunal administratif, ni garanties post-électorales, tel est le bilan politique du jour. Pourtant, ce sont d’ordinaire les peuples qui font les rois et qui ont le droit de les déposer.

Et comme toujours en Tunisie, le salut des droits et libertés reste suspendu sur la tête de la société civile, si du moins elle est déterminée à critiquer, débattre, manifester et s’affranchir des contraintes.