Point de vue – Tunisie. Quel abus de pouvoir ?

 Point de  vue – Tunisie. Quel abus de pouvoir ?

Tunisie, Tunis, 15 octobre 2022. Manifestation à l’occasion du 59e anniversaire de la Fête de l’Evacuation, contre la crise économique et sociale, la hausse des prix, la cherté de la vie, la hausse de l’inflation, et plus généralement contre la politique économique et sociale du président Kais Saied. Chedly BEN IBRAHIM / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Il faudrait reconsidérer l’abus de pouvoir. A la lumière de l’expérience du pouvoir tunisien, ce n’est plus l’action, mais aussi l’abstention du pouvoir.

 

Au vu des abus politiques qui se déroulent sous les yeux des Tunisiens, résultant d’un sur-pouvoir inerte, adulateur de calligraphie, de textes, de décrets et de mara’sim, qui semblent valoir dans la culture politique du jour, plus qu’une politique, plus qu’une action politique, plus qu’une réforme fondamentale, cloîtré dans son palais comme les monarques de la Monarchie absolue du XVIIIe siècle en Europe, qui a tout et qui ne fait rien de consistant, qui cumule tous les pouvoirs et n’assume paradoxalement aucune responsabilité, qui tient le pays d’une main paralysante et qui le lâche indifféremment de l’autre, il faudrait certainement se résoudre à redéfinir l’abus de pouvoir. 

Le pouvoir n’est pas hémiplégique ou partisan du moindre effort. Il est désigné pour agir et résoudre des problèmes pratiques, de la question des cadavres des migrants en mer jusqu’à l’amoncellement des déchets et poubelles, en passant par l’inflation et la cherté de la vie. Problèmes observés de loin par le président à partir de son télescope de Carthage. Sauf à considérer qu’il n’agit pas parce qu’il ne sait pas comment agir, n’ayant pas été formé à l’école de l’action pratique. Alors, lorsqu’il agit, il le fait mal. Chose l’acculant dans un cercle vicieux, produisant de nouveau l’inaction. Inaction et action sont également censées conduire, du moins dans la normalité politique, à la redevabilité et à la responsabilité. Sauf à considérer encore que les populistes, comme vient de le rappeler le professeur Jan-Werner Müller, de l’Université de Princeton, ne reconnaissent ni l’échec politique, ni les défaites électorales (L’Express, 4/09/2022), ni, devrons-nous ajouter, la perte de légitimité post-électorale. Trump n’a pas admis sa défaite électorale et a poussé ses partisans à attaquer le Congrès. Bolsonaro, en perte de vitesse dans les sondages, accuse avant même les élections son concurrent de fraude électorale, si par malheur il perdrait les élections. Saied dont les consultations populaires ont toutes échoué, se croit non fautif, légitime, redevable seulement à Dieu, comme il le dit souvent. Ces populistes sont des « favoris » comme on disait des futurs princes du Moyen-Âge.

Alors, il faut croire que l’abus de pouvoir n’est plus seulement, comme on a trop tendance à le croire, l’action abusive et illégale du détenteur du pouvoir, souvent spectaculaire. C’est aussi l’inaction intentionnelle ou non-intentionnelle de ce même pouvoir, qui est, elle, moins visible, moins tapageuse. Faire le mal en le faisant directement et concrètement et faire le mal sans le faire directement : les deux abus sont possibles, réels et peuvent mener à des résultats identiques. Laisser faire le mal de manière passive (délabrement de l’économie, de la santé, du transport, refus de réformer, refus de cibler les vrais problèmes du quotidien, absence de politiques publiques, observation passive de la corruption clandestine, de la violation du code de la route, de la faillite du système scolaire, absence de police dans la rue, dérive migratoire) est aussi intolérable que faire le mal de manière directe (coup de force, confiscation des pleins pouvoirs, régime d’exception, gouvernement d’un seul, persécution, condamnations injustes, tapage textuel et constitutionnel, textes incorrects remaniés indéfiniment). 

Le pire, c’est lorsque ces deux maux se produisent simultanément, comme sous la présidence saiedienne. Leur effet est alors foudroyant. On peut même ajouter une troisième forme d’abus: lorsque le pouvoir n’est même pas conscient de faire le mal, ni consciemment ni inconsciemment, ni activement ni passivement. Ce serait alors grave. La cruauté inconsciente et le mal-faire se légitiment par l’innocence. Cela s’explique. Il est obnubilé par la future assise de son régime, du soutien définitif du futur Parlement de décembre, sans lequel il lui sera difficile de gouverner (il a besoin de législation), de la mise à l’écart de la justice et des autorités de régulation, sans doute aussi de sa réélection, après les législatives ou à l’expiration du mandat actuel, pour parachever son « œuvre », sans oublier la marginalisation définitive des islamistes. En somme, des soucis d’ambition, pas d’intérêt général. Les projets fondamentaux commenceront à se mettre en place le plus naturellement possible, par la bénédiction des dieux, après que ses priorités non impératives se soient réglées. L’agenda politique va de lui-même, il connaît sa route toute tracée, toute coulissante, surtout après l’acquis constitutionnel. L’urgence n’est pas l’Etat, n’est pas la société, n’est pas les Tunisiens, mais le président, son régime, son histoire, son salut.

Cruauté consciente et cruauté inconsciente se juxtaposent en l’espèce. Le président fait sienne la recette de Machiavel, peut-être sans le savoir, qui recommandait que si jamais le prince est acculé à être cruel (même inconsciemment) – et il l’est par la force de la logique de l’action politique – il doit veiller à ne pas trop le montrer. Il doit paraître devant le peuple avoir des qualités morales, parce qu’il est important pour lui de ne pas trop se faire détester par le peuple, par son peuple partisan et adulé. Car ce peuple, dirait le florentin dans Le Prince, « ne juge que de ce qu’il voit et de ce qu’il advient ». Ce peuple séduit par la rhétorique populiste simpliste se laisse convaincre par la « poudre aux yeux », pas par la vision. Triste sort d’un pays qui, et de l’avis de tous, n’a jamais connu un tel laxisme au pouvoir, un tel délabrement, une telle faillite économique, un tel analphabétisme, une telle pauvreté, une telle irresponsabilité des « responsables politiques ». Même au pire des dictatures de l’ancien régime, la Tunisie dormait bien et mangeait à sa faim, malgré les difficultés sociales, le verrouillage politique et la corruption ambiante. Aujourd’hui, non pas qu’elle dort mal, mais elle ne dort plus, notamment dans une époque où une pénurie chasse l’autre.

 

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