Point de vue – Tunisie. Que signifie « libérer le peuple » ?
« Libérer le peuple » a plusieurs sens, car la libération est pluridimensionnelle. Supprimer un de ces sens nécessaires, et toute l’opération tombe à l’eau. Le président Saied propose une « libération » tronquée à la source.
Le président tunisien se propose, depuis le 25 juillet et encore plus depuis sa réélection, de « libérer le peuple » des affres de la corruption, de l’impérialisme, de la pauvreté, des complotistes, de la franc-maçonnerie, des forces occultes, etc. Cela suppose, d’après lui, la confiscation de tous les pouvoirs de l’État entre ses mains. Équation habituelle dans le monde arabe, quoique trompeuse, instaurant un malentendu certain sur le sens de la « libération » d’un peuple. Il serait alors légitime de savoir ce que « libérer le peuple » veut dire, et comment délivrer ce « pauvre » peuple d’une situation perçue comme oppressante, injuste ou dégradante. La libération d’un peuple peut en effet prendre plusieurs formes.
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La libération d’un peuple est d’abord d’ordre politique. Il s’agit de renverser un régime autoritaire, colonial ou dictatorial, permettant à ce peuple d’accéder à la souveraineté, à la démocratie, ou à des droits politiques fondamentaux. Un peuple libéré doit être d’abord un peuple indépendant (vis-à-vis des autres nations) et un peuple libre (sur le plan interne). Un peuple libre ne subit le joug ni d’une nation étrangère, ni du pouvoir politique, ni de la religion, ni de la morale collective. Quand on cherche à dépoussiérer les fameuses atteintes aux bonnes mœurs pour s’attaquer à la liberté d’expression et d’opinion, en faisant le tri (moralement subjectif et politiquement partial) entre le bien et le mal, on introduit le jugement moral en politique, selon une moralité décidée par un homme, un parti ou une majorité au pouvoir. L’autoritarisme moral se double de l’autoritarisme politique, voire judiciaire.
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La libération d’un peuple est encore d’ordre économique. Il s’agit de donner au peuple les moyens de subvenir à ses besoins et de prospérer, en luttant contre la pauvreté, les inégalités économiques, ou en favorisant l’indépendance économique. En Tunisie, depuis plus d’une décennie, les pouvoirs politiques successifs n’ont pu résorber ni le chômage, ni le déclin de la croissance, ni l’analphabétisme, ni la pauvreté, ni le déséquilibre régional. L’ardente recherche du maintien au pouvoir et les décisions d’urgence l’emportent sur le réformisme en profondeur. Les dictateurs croient que, contrairement aux « schismes » (imaginaires) provoqués par la démocratie, la dictature leur confère la durée et la stabilité nécessaires pour réaliser des réformes. Mais la durée et la « stabilité » imposées par la contrainte, le harcèlement des opposants et la remise en cause des libertés des citoyens ne peuvent créer la confiance et la sérénité nécessaires pour réaliser des réformes librement négociées et volontairement consenties, et risquent d’être de courte durée. C’est un cercle vicieux. Les économistes occidentaux et tunisiens ont beau insister depuis plusieurs décennies sur le lien indéfectible entre le développement et la croissance économique d’une part, et la démocratie et l’État de droit d’autre part. Il n’en est rien. Une évidence pourtant confirmée par les expériences comparées : pas de démocratie sans développement économique et pas de développement économique sans démocratie et État de droit. Deux prérequis interdépendants.
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La libération d’un peuple est encore d’ordre éducatif, culturel et social, bases des progrès de civilisation. Il s’agit ici de préserver la culture et les traditions d’un peuple, ou de le libérer des normes et discriminations oppressantes, en encourageant l’égalité sociale et la reconnaissance des identités. L’éducation est capitale sur ce plan. Depuis la révolution, on sait que le niveau scolaire décline spectaculairement et qu’il a besoin d’une réforme en profondeur dans un sens progressiste. La réforme de Charfi ne suffit plus à y pallier. L’absence de discipline des élèves, l’absentéisme des enseignants, le délabrement des établissements scolaires, le syndicalisme omniprésent dans l’éducation, le déficit de lecture, l’addiction aux réseaux sociaux, le retard culturel des jeunes, l’absence d’esprit critique, l’anachronisme des connaissances qu’on trouve dans des manuels non actualisés (voir les livres d’Histoire et de Géographie pour le Bac Lettres), l’anarchie des cours particuliers, tant d’éléments qui se sont accumulés depuis une quinzaine d’années sans réactions notables de l’État. Les luttes politiciennes et les crises successives ont fait obstacle à toute réforme fondamentale, mise à part le projet de réforme entamé sous Néji Jalloul et vite enterré.
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Ce sont ces types de libération qui sont en mesure de libérer psychologiquement et spirituellement le peuple. Inspirer un éveil spirituel ou personnel, où chaque individu se libère de la peur, de la honte ou des contraintes mentales, et accède à une autonomie intérieure. L’éducation doit viser à enraciner les valeurs de liberté, d’égalité, les progrès civilisationnels, la modernité ; et à lutter contre la superstition, le traditionalisme malsain, la religiosité exploitée par les charlatans spirituels, la superficialité des causeurs de café ou les passions excessives. La liberté dépend de toutes ces libérations.
Libérer le peuple revient donc, pour un peuple, à lui offrir les moyens d’être maître de son destin et d’accéder à une vie où il jouit pleinement de ses droits, de sa dignité, de sa liberté contre l’oppression économique, sociale, politique et psychologique, lui permettant de réaliser ses aspirations propres. Faire rentrer, à partir de là, la culture de la démocratie et des libertés dans les mœurs et pas seulement dans les textes.
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« Libérer le peuple » revient aussi, à partir du postulat suggéré par Spinoza, à considérer que la finalité de l’État est la liberté plutôt que la crainte. La crainte risque d’entraîner la soumission aveugle des citoyens, entravant leur capacité à penser et agir librement. Le philosophe estime que l’État doit permettre aux individus de vivre libres et d’exercer leur raison, favorisant ainsi une harmonie sociale et un épanouissement collectif. Le but de la politique ne devrait pas être de soumettre les citoyens par la peur ou la coercition, mais de créer les conditions où chacun peut vivre selon la raison et la vertu.
Ainsi, l’État idéal n’est pas l’État répressif, mais l’État protecteur et libérateur. C’est celui qui donne aux individus les moyens d’agir selon leur propre jugement, sans subir des contraintes inutiles. D’ailleurs, dans un État fondé sur la liberté, les citoyens se montrent plus loyaux, car plus confiants et plus coopératifs. Puisque l’État serait pour eux un cadre qui respecte leur autonomie et leur dignité.
Ne nous trompons donc pas de « libération », car une libération mal comprise ou incomplète est une libération unijambiste, dont le but est de dissimuler le vrai visage de l’autoritarisme. Et cela semble être le cas en Tunisie.
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