Point de vue – Tunisie. Quand l’Etat est traîné par les citoyens
Aujourd’hui, ce n’est plus l’État qui traîne les citoyens vers le haut, mais ce sont les citoyens qui, inversant les rôles, cherchent à faire progresser l’État.
On observe depuis plusieurs décennies, un peu partout dans le monde, mais surtout dans les pays où les citoyens ont un certain niveau d’éducation, une inversion des rôles entre l’État et les citoyens, notamment dans les questions de développement ou de progrès social. Autrefois, l’État, avec son pouvoir centralisé, ses acteurs compétents et son accès privilégié aux ressources et à l’éducation, jouait un rôle de guide, offrant aux citoyens un modèle de progrès, en les incitant à des améliorations dont les citoyens ignoraient les conséquences à moyen ou long terme. Aujourd’hui, cependant, les citoyens, grâce à une meilleure éducation et un accès plus large à l’information et au savoir, possèdent les connaissances et les compétences pour influencer et même rediriger l’action de l’État.
Ce renversement implique une société plus participative et exige de l’État qu’il devienne réceptif aux attentes et aux compétences de ses citoyens. Les citoyens, mieux informés et plus conscients de leurs droits et des enjeux sociétaux, ne sont plus des sujets passifs, mais des acteurs capables d’apporter une critique constructive et des innovations. Ainsi, il s’agit d’un appel à une gouvernance partagée et à une démocratie plus interactive, où l’État et les citoyens collaborent pour construire une société plus juste, efficace et prospère.
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Effectivement, en Tunisie, la période post-indépendance, surtout sous l’influence de penseurs réformateurs comme Tahar Haddad, et des acteurs politiques comme Habib Bourguiba, a été marquée par une volonté d’avancer vers la modernité. L’État s’est alors engagé dans des réformes avant-gardistes pour l’époque, notamment en matière de droits des femmes (Code du statut personnel en 1956), d’éducation (égalité, aides aux élèves démunis, rationalité, science) et de santé (planning familial, soins gratuits des pauvres, etc.), en imposant une vision progressiste et relativement sécularisée, qui a contribué à la modernisation de la société tunisienne, en dépit des ressources limitées du pays.
L’État sous Bourguiba, influencé par les idées réformatrices de penseurs tunisiens et des valeurs universelles occidentales, a mis en place des politiques publiques visant à transformer la société en profondeur, empêtrée jusque-là dans ses préjugés et son conservatisme, et à faire de la Tunisie un modèle de progrès dans le monde arabe. Des réformes importantes, comme l’adoption du Code du statut personnel en 1956, ont fait progresser les droits des femmes et instauré une laïcité relative dans les institutions. Ce faisant, ce modèle n’a fait que confirmer l’identité tunisienne, plurielle, ouverte, méditerranéenne, habituée à faire cohabiter plusieurs communautés et confessions étrangères.
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Cependant, aujourd’hui, la dynamique semble s’être inversée. Les aspirations de la société tunisienne, portées par la jeunesse, les mouvements de la société civile, et les revendications de liberté et de justice sociale, devancent souvent les actions de l’État, souvent enclin à la torpeur, à l’action mécanique, au maintien des acquis ou au conservatisme institutionnel et politique. Cette avance de la société sur l’État s’est intensifiée après la révolution de 2011, avec une population de plus en plus mobilisée pour réclamer une démocratie réelle, des réformes économiques et des droits sociaux. La société a ainsi tenté fortement de pousser l’État à rattraper son retard en matière de réponses aux attentes sociales et politiques, à réformer ses institutions et à assurer une gouvernance plus inclusive et plus transparente, en dépit de l’impuissance de l’État à se réformer réellement. En tout cas, l’État tunisien devait après la révolution être cohérent avec lui-même, et tirer les conséquences de la politique progressive mise en œuvre par l’État lui-même depuis l’indépendance. La révolution, dit-on, est fille de la politique progressiste de l’État, même si elle est reniée encore par les partisans de l’ancien régime, tournés encore vers le passé, mais vers le passé qui a tendance à se figer sous des dictatures à répétition.
Aujourd’hui, le progrès technologique, numérique, Internet, les réseaux sociaux, et l’intelligence artificielle ont permis aux citoyens d’accéder directement au savoir, sans passer par l’État. Les citoyens savent désormais plus que l’État ou mieux que lui. D’ailleurs, les pouvoirs politiques sont devenus les chambres d’écho des réseaux sociaux (de plus en plus asociaux, il est vrai), et tiennent compte en tout cas dans leurs discours des exigences du savoir numérique. Il est vrai qu’il n’y a pas que les réseaux sociaux. Deux formes de savoir moderne sont en effet apparues : il y a le savoir numérique sérieux, issu d’Internet et des moteurs de recherche, et demain sans doute le savoir scientifique de l’intelligence artificielle ; et il y a le « savoir de la foule », celui des réseaux sociaux, plus réactif et émotif que savant et rationnel. Quand Benjamin Constant disait au début du XIXe siècle que dans la modernité, « l’individu est devenu plus fort que l’État », pour justifier à vrai dire son libéralisme, il ne se rendait pas compte que son constat-prédiction allait être davantage confirmé aux prochains siècles et s’approfondir même, en creusant parfois un gouffre entre une société civile progressiste et éduquée, fille de son époque, et un État figé, réactionnaire, tourné vers le passé, qu’il soit à caractère laïc ou islamiste.
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Comment expliquer les milliers de compétences tunisiennes fuyant à l’étranger, notamment en Europe, à la recherche d’un meilleur emploi en conformité avec leurs savoirs et compétences, en avance sur le « savoir » d’un État fainéant et non savant ? Comment expliquer le désaveu abstentionniste du président tunisien (élu par 27 % des votants, mais avec 70 % d’abstentionnistes) autrement que par l’attachement des citoyens tunisiens au progrès, à la liberté, aux valeurs démocratiques, au rejet de la dictature, qui n’est plus pour eux dans l’air du temps, eux qui surfent tous les jours dans le savoir numérique ? Comment expliquer que la symbolique de la révolution de 2011, grand moment sacré de liberté de leur histoire, soit toujours vivace dans l’esprit des Tunisiens, qu’ils l’acceptent ou même qu’ils la rejettent ?
Ainsi, malgré les apparences, les citoyens et la société civile, en dépit du déclin scolaire, de l’appauvrissement du pays, des crises économiques à répétition, cherchent encore à traîner l’État vers le haut, à plus forte raison depuis que ce dernier les pousse vers le bas.