Point de vue – Tunisie. Principes et conséquences
La stabilité politique et institutionnelle suppose que principes et conséquences soient concordants et harmonieux. Leur décalage est source de conflictualité. Car le principe ne vaut par ses conséquences.
En politique, il n’y a pas pire que les vices d’un principe. « Ce sont les défauts de la Constitution qui perpétuent la Révolution, et la Révolution à son tour, renverse la Constitution », disait pertinemment Germaine de Staël (Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution, 1906, p.132). Une devise qui n’est pas étrangère à la phase post-constitutionnelle tunisienne. Lorsque les principes de départ ne ressemblent plus aux conséquences d’arrivée, ni même à leur esprit, il faudrait penser à les changer, pour mettre la pratique en conformité avec l’esprit du principe.
La première Constitution française de 1791 a été défectueuse. C’est la première Constitution, après la Déclaration des droits de l’Homme, qui transfère la souveraineté du Roi à la Nation. Le roi exerce la souveraineté au nom de la nation. En somme, une nouvelle révolution politique. On y trouve aussi la séparation des pouvoirs, l’équilibre des pouvoirs, le droit de vote (même censitaire), et d’autres nouveaux principes. Cette Constitution est le produit de l’Assemblée nationale constituante issue des Etats généraux. En période révolutionnaire, cette Constitution institue une monarchie constitutionnelle hybride, au point qu’on a eu du mal à qualifier le régime politique qu’elle institue. Ce n’est ni la République des révolutionnaires, ni la monarchie absolue de l’Ancien régime. C’est une sorte d’entre-deux. Il s’agit d’une « monarchie constitutionnelle » d’après les uns, d’autres récusent le terme de « monarchique » pour qualifier ce système, d’autres penchent pour une « monarchie républicaine » (le roi n’a plus de pouvoirs étendus), et d’autres pour un « régime à exécutif monarchique ». Confusion conceptuelle illustrant elle-même ce patchwork des systèmes.
Bref, cette Constitution, qui ne brille pas par sa clarté, établit un dualisme très déséquilibré au détriment de l’autorité royale, désormais impuissante. C’est une sorte de monarchie sans monarque ou d’une République sans président de la République. La loi prime le monarque. On est loin de la monarchie à l’anglaise (de l’époque). Ce n’est pas un hasard si la monarchie est abolie en 1792 et si la Constitution cesse d’être appliquée. La Commune insurrectionnelle de Paris s’organise et attaque le palais des Tuileries. La fureur révolutionnaire républicaine n’était pas prête à réinstaller un roi, même formellement ou symboliquement, même avec un Louis XVI fantoche. L’extrémisme révolutionnaire et démocratique prend le dessus. La Constitution, censée gérer la durée, a épuisé ses effets au bout d’une seule année. Elle contenait dans ses germes et dans ses principes l’instabilité même, avec la confusion des systèmes politiques en prime.
Faux rationalisme
Il est des constitutions dont le rationalisme architectural, en accumulant les maladresses et la bâtardise, frôlent l’utopie. Ce qui vaut pour une révolution peut aussi valoir pour une autre. En Tunisie, on a manigancé, et non construit, un régime politique. Des constituants majoritaires d’essence divine ont réussi à imposer des « innovations » sorties de têtes, par essence non innovatrices, et peu affutées au constitutionnalisme. A quoi bon, pourra-t-on se demander, une Constitution d’apaisement politique de circonstances, entre islamistes et laïcs, qui soit, à l’épreuve, un modèle d’instabilité politique ? La Constitution de 2014 a mis fin à la guerre, elle n’a pas instauré la paix, qui, elle, se construit sur la base d’une durée confiante. Les principes déclarés étaient machiavéliquement favorables à un camp politique, islamiste, qui n’a jamais eu, par la suite, la maîtrise du système politique, malgré ses successives majorités parlementaires. Il avait besoin pour survivre des forces d’appoint. D’où les errements des coalitions éphémères et des partis groupusculaires.
La raison véritable est celle qui consiste à attaquer un principe par ses conséquences, par ses résultats. Cela vaut en philosophie, en politique, comme en matière constitutionnelle. Si les conséquences d’un principe sont néfastes, conduisent vers l’instabilité, l’incohérence ou l’illibéralisme, c’est que le principe est viscéralement mauvais. Un régime parlementaire où le président de la République est élu au suffrage universel, en disposant de quelques pouvoirs exclusifs, est un non-sens. Un chef de gouvernement issu d’une majorité parlementaire qui ne peut pas dissoudre le parlement est du jamais vu dans un tel système. Les principes ont été établis visiblement, non pas pour gouverner, mais pour empêcher quiconque de gouverner, pour que personne ne gouverne. Dix ans après une révolution, il est temps que l’on parvienne à administrer paisiblement la chose publique. Mais administrer est encore difficile, car l’art de gouverner suppose des principes clairs, incontestables, une autorité certaine, et le fait du prince, chef de gouvernement ou président de la République, selon les régimes. Les mauvais principes poussent au contraire la démocratie à se détruire par la démocratie, et l’institution par l’institution. Les pouvoirs s’attaquent les uns les autres, au lieu « d’agir de concert ». La Constitution a d’ailleurs perdu ce qui la rend respectable aux yeux de l’opinion par son absence de clarté, ses confusions, son instabilité, favorables à sa propre violation.
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Principe et cohérence pratique
Est-ce que les malfaisances de la Révolution ne sont pas nées des obstacles mêmes qu’elle a rencontrés en cours de route. La Constitution qui était une solution en 2014 est devenue, immédiatement après, le nœud du problème, notamment pour ce qui concerne les principes relatifs au régime politique. Principes et conséquences vont d’ordinaire ensemble, sont solidaires. Le principe peut valoir par sa seule cohérence logique en philosophie, même si une idée ne peut avoir de sens que si elle est vécue. Mais, en politique, et sous le feu de l’action, le principe vaut certainement à la fois par sa cohérence interne et par ses conséquences externes. La conséquence est ici la valeur même du principe, puisque le principe est fait pour l’action. Même en matière religieuse, la foi commande aux hommes de croire pour agir en conséquence sur terre, comme si on était dans la « cité de Dieu ». Un esprit dogmatique, systématique ou malfaisant a tendance à poser le principe pour le principe. La métaphysique, une forme de satisfaction de l’esprit raisonnant, serait sa propre finalité. Mais la métaphysique ne gouverne, hélas, pas impunément en politique. Quand elle gouverne, elle fait mal.
Si le principe est destiné à la pratique, un minimum de concordance, comme un minimum d’élasticité, sont nécessaires entre le postulat et la praxis. La valeur d’un principe doit être englobante, pour résumer toute la dispersion. Comme l’écrit Benjamin Constant : « Un principe est le résultat général d’un certain nombre de faits particuliers. Toutes les fois que l’ensemble de ces faits subit quelques changements, le principe qui en résultait se modifie : mais alors cette modification elle-même devient principe » (Des réactions politiques, Flammarion, 1988, p.132). Quoiqu’une précision s’impose ici. Lorsque la modification ultérieure adhère au principe premier, c’est que ce principe a préalablement vu juste par la raison et par l’expérience. Lorsque la modification postérieure s’éloigne ou contredit le principe ou introduit une telle confusion dans la pratique, c’est que le principe de base est mauvais et qu’il faudrait s’atteler à le changer. Si on tarde à le modifier, il se rigidifie, une révolution ou une insurrection pourra s’en charger. C’est souvent le cas en matière constitutionnelle, lorsque la pratique dément le texte ou, dans le cas d’espèce tunisien, lorsqu’elle révèle la confusion ou la maladresse initiale du système. En ce cas, la conséquence – le désordre politique – illustre le vice des principes.
La réhabilitation des principes et de l’harmonie constitutionnelle (régime parlementaire ou présidentiel) sont aujourd’hui une entreprise à la fois utile et salutaire. Il ne s’agit pas d’annuler ou de suspendre anarchiquement la Constitution, ni de dissoudre le parlement, mais d’amender seulement les dispositions relatives au régime politique. Mettre fin aux « principes » dont les conséquences sont incohérentes, pour mieux faire plier les circonstances politiques aux principes, pour mieux assurer l’autorité de l’Etat, pour permettre aux principes mêmes d’assurer leurs pleins effets. Un principe constitutionnel qui ne favorise pas la stabilité politique, qui est un facteur de confusion institutionnelle, qui se contredit avec ses conséquences, qui confond l’instantané et le durable, est-il encore un principe constitutionnel ? A-t-il encore un sens ? On en doute.
Dix ans après, la Révolution n’est toujours pas maîtrisée par la Raison politique, qui, pourtant, a de meilleures chances de mettre fin à la Révolution.
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