Tunisie – Pourquoi l’initiative présidentielle est-elle prioritaire ? (Partie 2/3)

 Tunisie – Pourquoi l’initiative présidentielle est-elle prioritaire ? (Partie 2/3)

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi avec les membres de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE)


Réforme de l'héritage : Des institutions qui concourent à la définition de la famille et qui ont une incidence directe sur l’inégalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage.


Réforme de l’héritage et égalité comme non domination


Avant de considérer le contenu de la réforme proposée par le président de la République, il convient d’exposer le système des institutions qui concourent à la définition de la famille et qui ont une incidence directe sur l’inégalité entre les hommes et les femmes en matière d’héritage. Ces institutions sont de deux sortes : 1) celles qui déterminent l’inégalité sociale des femmes sur la base d’une vision du monde archaïque à laquelle recourt un peuple pour reproduire les conditions culturelles de son existence, et 2) celles qui déterminent d’une manière fondamentale le contenu et la forme de ladite inégalité. 


>Lire aussi : Pourquoi l’initiative présidentielle est-elle prioritaire ? (1ère Partie/3) 


Remarques préliminaires


  1. (In)égalité ou domination ?


Les philosophes des Lumières, libéraux et républicains (Locke, Mill, Rawls …), justifient l’égalité des sexes  d’une manière paradoxale. D’un côté, ils  soutiennent que l’homme domine la femme parce qu’il serait de nature plus fort et plus rationnel qu’elle, ce qui les a conduits à légitimer des lois discriminatoires à l’égard des femmes. D’un  autre côté, ils affirment avec une forte conviction que tous les hommes sont nés libres et égaux et qu’à ce titre, ils méritent d’avoir les mêmes droits.


De nos jours, ce paradoxe est toujours opératoire, puisqu’en dépit de la reconnaissance de l’égalité juridique – même par les nahdhaouis qui parlent eux aussi des acquis progressistes du Code du statut personnel- plusieurs formes de discrimination en rapport avec le genre sont tolérées, voire défendues.


  1. Égalité faible et « critère de différence »


La cause des inégalités sexuelles, vécues au quotidien et attestées par toutes les études empiriques, résiderait, selon C.A. MacKinnon (W. Kymlicka 1999),  dans l’application du « critère de différence » dans l’accès aux postes, l’attribution des salaires et des avantages sociaux.


Il est ici question d’un procédé discriminatoire tout à fait légal, mais néanmoins non pertinent et donc illégitime, qui consiste, par exemple, à empêcher les femmes d’obtenir un poste ou un quelconque avantage sous prétexte que leur condition naturelle ou sociale est inadaptée:


i) une femme ne serait pas assez robuste pour travailler dans le secteur du bâtiment, des transports, de la police etc., ii) elle ne mériterait pas d’être promue à une haute fonction, parce qu’elle ne pourrait pas cumuler cette lourde responsabilité et la prise en charge de ses enfants.


A l’inverse, cette approche de l’égalité sur la base du critère de différence accepte que l’on tienne compte de la spécificité sexuelle pour  attribuer ou non une fonction ou accorder ou non un avantage, si le critère choisi est pertinent : par exemple ne pas recruter des femmes pour pratiquer une fouille corporelle sur des hommes, et ne pas accorder un congé de paternité suite à une naissance.


  1. Égalité forte et critère de non domination


Malgré sa pertinence, cette approche risque de ne pas produire les effets escomptés, parce qu’elle ne s’attaque pas à la racine de l’égalité.  En effet, ce critère de différence pourrait être facilement court-circuité, si les femmes  participaient dès le départ à la définition du contenu des postes à pourvoir et du profil des candidats, de sorte  qu’ils soient adaptés aussi bien aux hommes qu’aux femmes.


Or une telle condition suppose que les femmes accèdent aux postes de commandement où les premières décisions sont prises.  Et c’est là où le bât blesse, car, pour réaliser l’égalité sexuelle, il  faut d’abord que la société cesse d’être organisée d’une manière stratifiée et que le système politique soit épuré de toute norme ou procédure légalisant l’exclusion, partielle ou totale, des femmes du sommet de la hiérarchie du pouvoir.


 


1) Les institutions juridico-culturelles justifiant l’inégalité dans l’héritage[1]*


Les articles 23[2] et 38[3] du Code du statut personnel contiennent les trois institutions sur lesquelles repose la domination masculine au sein de la famille tunisienne, à savoir a) « les usages et les coutumes », b) « le chef de famille » et « la tutelle ».[4]


 


  1. Les usages et les coutumes : une normativité révolue


Le fait d’exiger que les rapports entre époux soient conformes aux usages et aux coutumes signifie que la normativité tirerait sa force beaucoup plus du passé que du présent, et qu’en matière de législation, il serait préférable, par voie de conséquence, d’éviter toute ouverture à des pratiques nouvelles.


Cet argument est fallacieux parce qu’il comporte un antagonisme entre une cohérence apparente et une affirmation mensongère. La cohérence n’est qu’apparente, car une norme passée portant sur une conduite donnée n’exclut pas qu’elle perde sa normativité dans le présent ou le futur. En effet, les obligations morales ancestrales de tuer sa sœur pour laver l’honneur de la famille ou de lapider la femme adultère, par exemple, sont fort heureusement  considérées, de nos jours, comme des crimes barbares.


Quant à l’affirmation  mensongère, elle consiste à faire croire que tout comportement non conforme aux usages et aux coutumes implique la perte de l’identité culturelle et religieuse. Or, dans un État civil et pluraliste, rien n’empêche un citoyen de s’attacher à certaines pratiques anciennes à condition qu’elles soient conformes à la loi. En dernière analyse, la référence à « la conformité aux usages et aux coutumes » est inappropriée et très douteuse ; elle ne sert, en réalité, qu’à ceux qui veulent imposer  le modèle de la famille patriarcale.


 


  1. « Le chef de famille » : racine de l’injustice et de la domination


En 1993, le législateur a modifié l’article 23 ( la loi n° 93-74 1993) en précisant que « Le mari, en tant que chef de famille, doit subvenir aux besoins de l'épouse et des enfants… ». Cette modification était censée mettre fin à la controversée « obligation d’obéissance au mari ».


En réalité, le législateur a remplacé l’obligation d’obéissance au mari par l’attribution à celui-ci de la qualité de chef de famille. Cette solution est une véritable imposture, car elle n’est conforme à aucune logique.


En effet, dans une relation contractuelle, comme celle du mariage, chaque contractant est libre d’affirmer ses droits, mais il doit s’engager en contrepartie à respecter ceux des autres. Par conséquent, les obligations reflètent toujours des droits. Par exemple, le droit de l’époux au respect du travail qu’il accomplit à l’extérieur du domicile conjugal implique, certes, le devoir de reconnaissance de la part de son épouse, mais nullement le devoir de lui obéir.


Sous cet angle, un contrat n’est en dernière analyse valide que s’il est équitable et cette condition est remplie lorsque chaque partie juge que ses attentes sont satisfaites, la plus importante étant bien évidemment la formation d’une famille solidaire.


Certes, le législateur tunisien a introduit, en 1993, l’institution de chef de famille en la présentant comme étant un droit lié à l’obligation de subvenir aux besoins de l’épouse. Mais, cette justification comporte plusieurs déficits :


1) Un droit individuel (droit d’être chef de famille) ne peut être défini et reconnu que par rapport à d’autres droits et non par rapport à une obligation. Donc, s’il est déclaré unilatéralement chef de famille, l’époux ne dispose d’aucune raison valable pour prouver que sa femme lui doit obéissance.


2) Si on accepte, par hypothèse, de déduire l’institution de « être chef de famille » par celle de « l’obligation de subvenir aux besoins de l’épouse », on se trouve forcément face à une contradiction, car il n’y a aucun lien de cause à effet entre les deux concepts : le fait que X se considère comme obligé de nourrir Y n’implique point qu’il soit « chef de Y », ce serait d’ailleurs non seulement absurde, mais aussi immoral.


3) Si l’on juge que le contrat de mariage comprend un accord sur un échange de services entre les deux contractants : l’époux est obligé de subvenir aux besoins de nourriture, de logement etc., et l’épouse est obligée de subvenir aux besoins relatifs aux travaux ménagers. Dans ce cas aussi, il n’y a aucune raison logique valable pour que l’époux  jouisse d’un avantage le plaçant dans une position de supériorité.


En fait, en introduisant l’institution de « chef de famille », le législateur tunisien a obéi à l’ordre des préjugés, celui  des us et coutumes, et non à l’ordre des raisons. Il s’est conformé au préjugé selon lequel  le travail serait une activité masculine se produisant dans le domaine public, par opposition aux tâches ménagères qui relèveraient plus de l’instinct que de la raison ; ces comportements féminins se rapportant à la gestion du domaine privé.


Autrement dit, même si elle travaillait, nourrissait son époux et ses enfants, la loi lui interdirait de prétendre au titre de chef, car elle n’est qu’une femme, un complément de l’homme, nécessaire pour la fondation de la famille et pour la reproduction de la société.



[1] *Le paragraphe  2) portant sur « Les institutions déterminant du point de vue du contenu l’inégalité dans l’héritage » sera exposé dans la troisième et dernière partie. 


[2] Article 23 alinéa 2 – Les deux époux doivent remplir leurs devoirs conjugaux conformément aux usages et à la coutume, alinéa 3 Le mari, en tant que chef de famille, doit subvenir aux besoins de l'épouse et des enfants dans la mesure de ses moyens et selon leur état dans le cadre des composantes de la pension alimentaire.


[3] Article 38 – Le mari doit des aliments à la femme après la consommation du mariage et durant le délai de viduité en cas de divorce.


[4] Pour une critique juridique de l’article 23 du CSP, lire le Rapport-COLIBE pdf. , pp. 156-162.


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