Point de vue – Tunisie. Politisation de la trahison

 Point de vue – Tunisie. Politisation de la trahison

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La « trahison » est un des procédés les plus usités en politique, à différentes dimensions, à différents niveaux, mais aussi un des plus dangereux, car favorisant les accusations les plus légères. En Tunisie, l’accusation de « trahison » est devenue un moyen de gouvernement. 

Normalement, la trahison est considérée comme le crime d’une personne qui trahit sa nation ou sa patrie en temps de guerre ou de crise, qui passe à l’ennemi, voire qui prend les armes contre son pays. C’est encore celui qui divulgue à ses ennemis des informations secrètes d’Etat ou qui trompe la confiance d’un groupe, d’une personne par des paroles ou des actes. Les cas les plus graves sont punissables dans les différents pays de « Haute trahison », crime mettant en danger la sûreté de l’Etat. Si on ajoute à ce sens restrictif un sens plus élastique, plus politique, le « traître » devient celui qui manque son devoir de fidélité, ou qui abandonne ses principes de base au profit d’une autre cause contraire ou différente, en se comportant comme un fourbe. Il est par excellence celui, qui, infiltré, travaille les consciences, influence les esprits, connait les faiblesses du groupe et fait naître une réaction.

Cette dernière conception de la « trahison » est la plus galvaudée en politique, parce que la plus extensible et exploitable politiquement, et parce que punissable et pouvant avoir valeur d’exemplarité. Celui qui ne pense pas comme nous, qui a des idées rationnelles et logiques autres que les nôtres, est un traître. La révolution tunisienne a enrichi la gamme de « trahison ». Saluer poliment un islamiste, dire du bien d’un responsable de l’ancien régime, louer l’action de la révolution ou inversement condamner les frivolités d’un révolutionnaire de gauche, ou la puérilité d’un jeune partisan quelconque, rejeter le coup d’Etat de Saied ou le justifier, sont pour les uns et pour les autres, selon leurs points de vue respectifs, des actes de « trahison ». Point de rationalité démocratique. A la limite, pas de dialogue, pas de démocratie sans sa dose de trahison et de traîtres. Les populistes excellent de nos jours dans l’accusation de leurs adversaires de « traitres ». Trump y est passé maître en la matière, tout comme Bolsonaro, ou Erdogan, les militants de la France insoumise ou de l’extrémisme lepéniste, sans oublier le président tunisien.

Les réseaux sociaux prolongent les effets pervers de la traîtrise. Les sophistes de l’antiquité grecque, pourtant pédagogues et raisonneurs, envieraient le sophisme néo-populiste du jour. Les dénonciations de traîtrise remplissent quotidiennement les pages haineuses, irrationnelles des réseaux sociaux. Chaque internaute a son traître, ou son « modèle » de traîtrise, sur lesquels il déverse toutes ses frustrations. Le président Saied, d’esprit vengeur, n’est pas avare en la matière. Ses dénonciations de traîtrise ont rarement des justifications ou de fondements, il ne s’en démord pourtant pas. Les traîtres complotent sans relâche contre lui. Qui sont-ils? On aimerait bien le savoir. Il ne le sait sans doute pas lui-même. Les opposants, les militants, les associatifs, les syndiqués, les homosexuels, les femmes modernes, les minorités, les migrants africains, les esprits, les journalistes, les avocats, jusqu’au commun des mortels, y passent tous à tour de rôle. Saied n’existe que par l’action chimérique des traîtres. En l’absence de partis politiques, les traîtres le rassurent et prouvent son existence politique. Il ne reconnait pas l’adversité politique naturelle, mais seulement la trahison. Il fait de la politique tout en détestant la politique. Plus la balance penche vers l’échec politique, plus la traîtrise gagne en intensité. On est tous, après tout, le traître de quelqu’un, dans les pays démocratiques enracinés, comme dans les régimes autoritaires ou hybrides. Judas est un « traître » pour Jésus, Brutus un « traître » pour César, Bourguiba un « traître » pour Ben Youssef et vice-versa, Balladur un « traître » pour Chirac, Macron un « traître » pour Hollande, Ghannouchi un « traître » pour les Tunisiens, les opposants à Saied ou même les tièdes, des « traîtres » pour lui. Les citoyens n’ont d’autre choix depuis le coup d’Etat qu’entre l’aplatissement ou la trahison, du moins dans le bréviaire politique des partisans saiediens. Toutes les nuances complexes de la réalité n’ont pas leur place dans la stratosphère du président.

Alors que veut dire « trahison » en politique ? La « trahison », si elle signifie changement soudain d’opinion, de camp, d’alliés, de partis, de politique, en raison de changements de circonstances, elle est alors chose naturelle en politique. Ce « changement » fait partie du système d’adversité ordinaire. L’art de « trahir », adaptation ou pur opportunisme, fait partie du numerus clausus des hommes politiques. Leur ôter ce moyen, c’est les priver d’un argument supplétif de combat politique. Il n’y a pas que les convictions fermes et non malléables. Dans Le Prince, Machiavel disait : « Ne pas trahir, c’est mourir. On voit par expérience que les princes qui ont fait de grandes choses n’ont pas tenu compte de leur parole ». De même pour les princes qui ont brillé par la déconstruction ou l’immobilisme.

Le discours politique est en lui-même un discours de justification. Chaque militant politique tente de rabaisser son adversaire pour rehausser en conséquence sa propre position. Tous les qualificatifs sont employés pour démolir ses adversaires, y compris la « trahison ». L’échec politique ne doit pas dans ce domaine être déclaré ou reconnu en toute honnêteté par l’acteur politique. On n’est pas dans une activité scientifique de recherche du Vrai. On est dans un combat politique où, au contraire, on doit cacher la réalité et la vérité, surtout si elles sont politiquement mauvaises et nocives, pour démolir l’adversaire. La dénonciation de « trahison » fait partie du décor de justification, où la faiblesse se transforme en argument de force par la dénonciation même symbolique de trahison. Accuser de trahison nous dispense de prouver, de raisonner, de démontrer nos actes comme nos déficiences. Le mot « trahison » est assez fort et retentissant pour déstabiliser les honnêtes gens et les innocents, ainsi que les humbles, qui se persuadent par l’émotion, les miracles des jeux de mots nébuleux, qui croient d’ordinaire à ce qu’ils souhaitent. Qu’appelle-t-on « trahison » ? La défense d’un coup d’Etat violant la légalité et reniant la révolution au prétexte déclaré de persécuter les islamistes et les corrompus ou le soutien des valeurs démocratiques et libérales respectueuses des droits des individus. Pour les partisans de Saied, ces prétendus démocrates et libéraux sont des « traîtres » à la première cause, parce qu’ils ne partagent pas leurs points de vue, et donc traîtres à la nation. Mais, pour ces démocrates, les traîtres sont ceux qui ont défait un ordre légitime et démocratique. Le langage de la trahison est brutal et confus. Si on n’est pas « traître » en première ligne, on est « complice » des traîtres. Dans les deux cas, on n’échappe pas au « totalisme » de la trahison. Le débat politique passe du choix entre le possible et le souhaitable, entre le vrai et le faux, l’efficace et le juste, au choix peu légitime et peu porteur entre la traîtrise et la non trahison. « Débat » à l’ordre du jour de la Tunisie post-coup d’Etat où le châtiment et l’exécution théâtralement organisés de la trahison tendent à avoir une valeur symbolique forte, à servir d’exemple et à susciter la terreur des populations en vue d’un quelconque repentir. Cela ressemble fortement à la culture apolitique des croisades et des ordalies des temps féodaux.

Il est alors aisé d’accusera de « trahison » aussi bien l’idéologue qui s’empresse de changer d’opinion ou de stratégie ou de tactique, tenté de renier ce qu’il a adoré, du moins en apparence, que le réaliste qui, pour s’adapter au quotidien aux différentes circonstances, et à la complexité du réel, est tenté d’improviser, de privilégier les moyens réalisables aux fins hypothétiques. On veut bien reconnaitre que la trahison est une forme de discours politique et médiatique ordinaire. Mais les plus graves trahisons restent celles qui trahissent l’Humanité ou les valeurs humaines. Hitler, Staline et autres sont de véritables traîtres à l’Humanité par la grossièreté des crimes qu’ils ont commis : génocide, crimes contre l’Humanité, crimes d’agression. Mais traiter systématiquement (on insiste bien sur systématiquement) ses adversaires politiques de « traitres », parce qu’ils sont politiquement différents, est une méconnaissance manifeste de la nature du combat politique démocratique, même si l’emploi politique du terme « trahison » est courant. En démocratie, on n’a pas d’« ennemis » (et donc des traîtres), même pas d’« adversaires », mais juste des « concurrents » pour l’accès pacifique et légal au pouvoir. La notion ou le slogan de « trahison » introduit en Tunisie une concurrence déloyale entre la position de l’accusateur et celle de l’accusé, outre l’inégalité de statut entre eux (président d’un côté – population et opposants de l’autre).

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