Tunisie – Péril abstentionniste ou démobilisation nidaiste ?
Il est tout de même sidérant, même dans une démocratie naissante en transition, qu'un homme élu par 265 voix, dans une élection législative partielle de 95% d'abstentionnistes et de 5% de participants (1326 voix sur 26 382), puisse être considéré, selon les conventions d’usage, comme « l'élu de la nation ». On se demande de quel « élu » il s’agit ? L'élu des abstentionnistes, l’élu des non électeurs. Et de quelle « nation » ? La nation des chimères, nation introuvable ?
La remarque aurait valu pour n'importe quel élu, de quelque étiquette qu'il soit. Comme quoi, on ne peut plus dire qu'un « Rien » ne produit rien, comme en mathématique. Un « Rien » peut produire en effet quelque chose en politique. Comme un sous-représentant peut devenir surreprésentant à la faveur de la magie électorale.
On le sait, il y a eu au départ fabrication de toutes pièces de la vacance du siège d’un parlementaire nidaiste, représentant la circonscription d’Allemagne, appelé au gouvernement pour laisser la voie libre au parlement, sans doute selon le vœu du directeur exécutif de Nida et de son entourage. Les dirigeants de Nida Tounès ont propagé aussitôt l’idée de la candidature de Hafedh Caïd Essebsi dans la circonscription d’Allemagne, devenue vacante. On voulait tâter le pouls des sympathisants et de l’opinion, en raison de l’impopularité de ce dernier. On ne voulait pas prendre trop de risque. Mais, l’opinion et la classe politique ont rejeté fermement la candidature de Hafedh Caïd Essebsi, l’héritier, au profit duquel cette stratégie fut décidée. Ne voulant pas du fils Essebsi, l’opinion a eu Yassine Ayari, le sulfureux blogueur salafo-islamiste, pseudo-indépendant, ostensiblement inféodé au mouvement Harakiste de Moncef Marzouk, qui l’a bien soutenu dans cette élection.
Nida comptait sur l’appui de son candidat d’Allemagne par son allié Ennahdha, qui, lui, n’a pas daigné présenter de candidat. Mais, Nida n’a pas eu ce soutien. Sa passivité fut chèrement payée en raison de cette tromperie. Il est arrivé en 2e position avec 253 voix. Sur le plan électoral, on n’est servi que par soi-même. C’est la politique du chacun pour soi qui prévaut. Nida qui comptait faire listes communes avec Ennahdha aux municipales et législatives devrait désormais déchanter. Ennahdha et ses bases, on se souvient, ont voté Marzouki en 2014 aux présidentielles (contre Béji). Elle a refait le coup en Allemagne pour cette élection partielle législative. Ghannouchi s’est chargé comme d’habitude de conforter l’électorat des uns et des autres à l’avance. Etre l’allié de Nida ne lui interdit pas de suivre la voie de dieu.
Le problème de Nida est au fond moins Ennahdha que lui-même. Il souffre d’une crise de visibilité et d’un problème de leadership. Où sont ses dirigeants ? N’y a-t-il que Hafedh Caïd Essebsi à Nida ? Le parti se vide de substance et de ses ressources humaines. Ses leaders, s’il y en a, ne sont plus connus comme au temps des fondateurs. Au temps de Béji, les barons légitimes étaient toujours autour de lui. Aujourd’hui, ceux qui sont connus n’ont ni charisme, ni hauteur de vue. Le directeur exécutif ne s’adresse jamais à la foule, ni aux médias. Il communique par facebook avec l’opinion. Il donne l’impression qu’il est le maître exclusif de la patente. On le voit tout au plus en compagnie de Ghannouchi, le maître du double langage. Il faut rappeler que ceux qui ont quitté Nida ne l’ont pas quitté pour son alliance avec Ennahdha, sauf hypocrisie de leur part, mais pour leur mauvais rapport avec Essebsi fils et pour leur position au sein de la direction du parti, si ce n’est pas pour le leadership même. Un Nida entouré de ses membres fondateurs aurait peut-être dissimulé le partenariat avec Nida, parce qu’il aurait inspiré davantage confiance à l’opinion en la présence de ses membres fondateurs.
Certes, un parti peut perdre des élections partielles et maintenir sa majorité au parlement. En Allemagne même, Angela Merkel a perdu plusieurs fois des élections partielles durant ses mandats successifs, et n’a pas cessé pour autant de conduire la majorité parlementaire et de diriger les négociations autour des alliances. Surtout que l’élection partielle n’a pas eu lieu sur tout le territoire tunisien, baromètre central de l’état de l’opinion. N’oublions pas qu’en 2011 et en 2014 les circonscriptions électorales de l’étranger n’ont pas été favorables aux partis laïcs et modernistes, mais aux islamistes. Les conditions électorales ont peut-être joué quelques mauvais tours en Allemagne. En l’espèce, les bureaux de vote ont été réduits d’autorité à quatre centres et huit bureaux de vote seulement par l’Etat allemand, contrairement à l’élection de 2014 où il y en avait plusieurs. Du coup, les électeurs se sont trouvés dispersés et éloignés des centres de vote. C’est possible. Les conditions climatiques jouent aussi d’ordinaire dans les élections démocratiques dans la prise en considération du taux de participation. C’est aussi possible.
Cela n’explique pas pour autant le désaveu cinglant du parti majoritaire. Cela n’explique pas non plus son échec en matière de mobilisation, du moins s’il projetait de gagner cette élection. Cela n’explique pas enfin l’abstentionnisme des électeurs nidaistes, surtout en « l’absence » déclarée et supposée des électeurs d’Ennahdha. Il est quand même curieux de savoir que c’est Nida qui a provoqué ce stratagème de la vacance parlementaire, c’est Nida qui n’a pas su mobiliser ses troupes de Tunisie et d’Allemagne, et c’est encore Nida qui en a le plus pâti auprès de l’opinion par sa propre défaite, celle d’un parti majoritaire. Au surplus, le parti majoritaire a été battu par un blogueur amateur en politique, anarcho-islamiste, venu de nulle part, ayant curieusement surmonté son inéligibilité électorale, résultant d’une condamnation pénale antérieure.
L’abstentionnisme va finir par être la malédiction de la Tunisie nouvelle. On veut et on ne veut pas la démocratie. On aime la Révolution romantique, mais on rejette ses effets pratiques. La classe politique a crée plus de 200 partis, mais les électeurs ne répondent pas dans l’urne, mais par un réflexe de rejet anarchique Dans certains pays, une baisse spectaculaire du taux de participation sous le seuil de 20%, ou moins encore, aurait suffi pour annuler légalement l’élection pour déficit démocratique. Il faudrait peut-être y penser. A moins d’instaurer le vote obligatoire, comme en Belgique. Certes, il ne faudrait pas juger un taux de participation à partir d’une seule circonscription électorale. Le fait qu’il ne s’agit que d’une seule élection partielle, et non générale, peut démotiver les nationaux d’Allemagne ou d’Europe, qui d’habitude, se replient sur leurs identités du fait même qu’ils se trouvent rejetés dans le pays de leur résidence, notamment dans la conjoncture actuelle, dominée par le flux massif des migrants en Allemagne. Ce qui explique peut-être que ces électeurs se sont souvent exprimés par un vote identitaire de type islamiste. Outre que beaucoup d’entre eux épousent franchement la cause islamiste ou salafiste. Ennahdha étant électoralement absente, les traditionalistes tunisiens d’Allemagne se sont rabattus sur une solution de rechange incarné par un blogueur salafiste, poursuivi en justice, et cherchant l’impunité par une éventuelle immunité parlementaire. De toutes les façons, même une immunité peut toujours être levée par le Bureau de l’Assemblée.
Alors, on peut se demander : péril abstentionniste ou démobilisation de Nida ? Certainement les deux.
Hatem M’rad