Tunisie – Nihilisme électoral

 Tunisie – Nihilisme électoral

© AFP


Les Tunisiens sont déjà atteints par le virus du nihilisme électoral. Ils ne croient plus en rien, en personne, en aucun parti, ou presque. Un refus prématuré du jeu politique pour une très jeune démocratie en quête de repères. Il faut le croire, au vu des résultats et des votes aux législatives, où l'orientation des électeurs est allée dans tous les sens, dans le prolongement d'ailleurs des présidentielles.


Les partis démocratiques se meurent, les extrêmes s'approfondissent, les populistes s'engraissent, l'indépendantisme se creuse. Même le vote islamiste, d'habitude plus cohérent, plus discipliné, plus mobilisable, y perd son latin  et se disperse vers diverses tendances salafo-conservatrices sulfureuses. "Vous n'aurez pas mon vote cette fois-ci", semble dire l'électeur tunisien aux législatives, comme aux présidentielles, aux partis et candidats du système politique institutionnel. Le nihilisme électoral s'exprime même par le confort abstentionniste massif ou encore par le choix des indépendants supposés sans étiquette, mais  aussi œuvrer contre le système.


Le nihilisme électoral s'impose bien de fait. Il est une sorte de contre-citoyenneté fondée sur des bases inverses à la citoyenneté : le choix par le non-choix. On ne vote plus pour la démocratie faute de démocrates authentiques ou inspirés, ni pour des idées, mais pour des impressions, des suppositions, pour l'aventurisme politique. C'est le "Rienisme". On vote, non pas par conviction, mais selon des états d'âme. Rien n'a plus de valeur, de sens. Tout se vaut, tout s'équilibre, le bien et le mal, la politique et l'impolitique, la démocratie et la contre-démocratie. Il n'y a plus de distinction, de différence, de degrés, de hiérarchie des valeurs et des finalités supérieures. C'est comme si on se décidait par l'indécision.


Ce nihilisme électoral qui envahit la Tunisie est véritablement suicidaire. La démocratie n'arrive plus à se régénérer à force de dégénérer. Tout le monde y est pour quelque chose. La classe politique se dissout et se corrompt, les hommes politiques n'ont pas suffisamment de hauteur de vue, le peuple profite du laxisme général et ne respecte plus la loi. Les médias sèment le doute dans les esprits. Ils ne médiatisent plus, mais subjectivisent et personnalisent un peu trop la politique, au-delà des nécessités du débat contraire et de la libre expression de l'opinion. Les réseaux sociaux haranguent inlassablement la foule et empiètent sur toutes les sphères, même les plus confidentielles. L'espace public devient sur-espace et sur-public. On ne débat plus, on démolit partis et candidats. L'aigreur collective déteint sur les partis, les électeurs et l'ambiance générale. La vie politique se rigidifie. On s'exclut les uns les autres, violant les fondamentaux de la démocratie.


Il est vrai que l'angoisse de la précarité sociale, du déficit économique, la galère désespérante des régions en déshérence, induit forcément en erreur l'esprit le plus averti, qui ne sait plus distinguer l'éthique politique de la corruption publique, le juste et l'injuste, le choix du non-choix. Tout est interchangeable. On n'a plus rien à perdre. Le rien démocratique remet en cause le tout démocratique. Un philosophe italien, Roberto Esposito, a parlé de "l'immunologie politique", ce barrage qui se pose dans notre esprit, réfractaire à toute réceptivité possible des discours (des hommes et des partis), qui prétendent nous offrir des solutions à nos angoisses identitaires, à nos inquiétudes, à nos espoirs déchirés, parce que nous savons au fond de nous-mêmes que nos problèmes sont complexes, profonds, plus ou moins durables, interdépendants, et que les remèdes miraculeux sont illusoires. Rien ne passe plus, rien ne convainc. On est immunisé contre la raison, le bon sens, les valeurs. On est plus sensible à l'émotion première, à l'instant psychologique, à l'affect, à la magie du verbe, aussi creux soit-il.


Le nihilisme électoral, fantasme de l'instant, croit se protéger de tout en se confiant à l'extrémisme et à l'aventurisme, en refusant de choisir entre diverses logiques idéologiques ou politiques ou entre des programmes. Il balance interminablement de l'utopie à l'entropie. Ce faisant, il se fait violence. Il réclame le droit d'être impuissant, le droit de ne garder comme choix ultime qu'entre le sulfureux Nabil Karoui et l'ambigu Kaïs Saied aux présidentielles, que le droit de faire éclater le parlement en mille morceaux, en mettant aux premières loges salafistes, conservateurs, islamistes, populistes et indépendants, en chassant libéraux, progressistes et la gauche. Enclin à l'incompatibilité jouissive, il ne choisit pas seulement entre la peste et le choléra aux présidentielles, mais aussi entre les pestes et les choléras aux législatives.


Peut-on se protéger contre l'extrémisme ? Nullement. Peut-on se protéger contre l'irrationalité ? Nullement. Peut-on se protéger contre l'aventurisme ? Nullement. C'est cela le nihilisme électoral. On fait semblant de choisir sans choisir. Plus personne ne croit en quelque chose, on croit ni aux personnes ni aux institutions ni aux idées.