Nida Tounès, le sauveur et le fossoyeur de la Tunisie

 Nida Tounès, le sauveur et le fossoyeur de la Tunisie


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Oui, disons-le honnêtement et objectivement, Nida Tounès a sauvé la Tunisie quand elle était menacée par les dérives d’Ennahdha, par l’islamisation du pays. Ce dernier parti a été élu en 2011, parce qu’il n’y avait aucun parti laïc qui puisse se confronter à lui. La scène politique ressemblait à un unijambiste sans béquilles. Le pays penchait d’un seul côté, alors même que les modernistes et les laïcs étaient numériquement plus nombreux. Les partis de centre gauche, alliés d’Ennahdha dans la troïka (CPR et Ettakatol), n’y pouvaient rien, ils n’étaient pas assez représentatifs pour calmer ses ardeurs et ses excès. Pire, le président Marzouki, ancien militant des droits de l’homme, se trompait de guerre. Pour lui, l’ennemi principal, ce sont les hommes de l’ancien régime, même si leur parti était défait et même s’ils étaient exclus du pouvoir, et non les islamistes et les salafistes, les nouveaux maitres du pouvoir, artisans de l’islamisme rampant, qui sont entrés d’emblée dans un abus violent de pouvoir.


 


Les Tunisiens n’étaient pas représentés politiquement par un grand parti pouvant équilibrer Ennahdha. Quand Béji Caid Essebsi a fédéré les modernistes et les laïcs de tous bords, disons presque, les Tunisiens ont repris confiance. Il ne suffisait pas pour les Tunisiens de rejeter Ennahdha, encore faut-il que leur rejet soit relayé par une locomotive politique efficace, qui puisse les déloger électoralement et  démocratiquement du pouvoir. Chose qui a été faite.


 


Le leadership charismatique d’Essebsi, le caractère initialement ouvert de Nida ont fait leurs effets. Nida a écarté Ennahdha du pouvoir. Mais, celle-ci s’associe avec lui dans la nouvelle coalition gouvernementale depuis le début de 2015. Ennahdha avait certes toujours du poids, mais elle n’est plus le premier mouvement politique tunisien, c’est Nida Tounès qui l’est. Ennahdha s’assagit, semble déterminée à changer sous la direction de Ghannouchi, prépare un congrès de conversion. Comment et jusqu’au va-t-elle ou peut-elle changer sans perdre son âme ? Il est encore tôt pour le savoir.


 


Cela dit, aujourd’hui, Nida s’est scindé en deux partis. Le courant Marzouk, 27 députés du parlement, quitte le parti, pour une banale histoire d’incompatibilité de personnes ou de rivalités personnelles. Nida n’est pas ici battu par les islamistes, mais par lui-même, par ses hommes à lui. Essebsi parvenait pourtant jusque-là à gérer sa barque et à contenir dans cette coalition Ennahdha,  empruntant pour la conjoncture  un profil bas, craignant plus que tout la reddition des « comptes ». Le comble, c’est que Nida risque maintenant de se faire battre par Ennahdha, qui pourra rebondir demain à la suite d’un congrès pouvant la revigorer par un changement stratégique et doctrinal, et donc lui donner une nouvelle légitimité.


 


Ainsi, Nida a sauvé le pays en fin 2014, mais il peut aussi devenir son fossoyeur. Déjà le parti a perdu 27 députés, ce qui n’est pas peu. Le courant Marzouk devient même le troisième parti de Tunisie. Et ne soyons pas naïf, il va jouer son propre jeu, et non celui de Nida. Le courant est plus vindicatif vis-à-vis de son parti d’origine, que solidaire avec lui.


 


Du coup, Ennahdha redevient le premier parti parlementaire. Nida et le courant dissident ont donné un argument supplémentaire d’unité aux islamistes, qui ne demandaient pas tant. Ennahdha et Ghannouchi, ne sont pas des « saints », ne se font pas prier, loin s’en faut. Ils commencent déjà à avancer leurs pions. Ils ont retrouvé leur leadership dans les commissions parlementaires. Des avancées, il y en aura d’autres. En politique, la mathématique, ça compte et ça ne pardonne pas. Il n’y a pas un seul parti au monde qui se retrouve premier de la liste, même par la faute ou les faux pas des autres, et qui refuse les privilèges qui sont dus à son nouveau rang. Ghannouchi se balade  « présidentiellement » d’un pays à l’autre. Il l’a toujours fait, il est vrai, mais il le fait maintenant en position de force. En Tunisie, on l’écoute, on lui fait des concessions. Il n’a pas besoin de mettre des ministres nahdhaoui au gouvernement de coalition, empêcher la désignation de ministres indésirables lui suffit. Il aime gouverner par abstention, en douceur, de proche en proche, pour que cela ne soit pas visible et ne soit pas contraire à la démocratie électorale : celle qui a donné Nida vainqueur incontestable. Même sa nouvelle majorité, Ennahdha l’a eu en douceur. Ghannouchi me rappelle l’allégorie du renard et du lion de Machiavel pour caractériser les qualités de l’homme politique. Ghannouchi peut être autant un « lion » violent (durant la troïka) qu’un « renard » doux et subtil (coalition avec Nida).


 


Tous les dirigeants de Nida, destouriens, rcédistes, démocrates et indépendants, doivent aujourd’hui être mis devant leurs responsabilités. Le tribunal de l’histoire politique saura les juger à leur juste mesure. Ils sont tous responsables de cette désunion et de cette scission : les scissionnistes et les non scissionnistes. Le courant Marzouk, lui, tout en ôtant la majorité à son parti initial, a donné un pouvoir de fait aux islamistes. Que gagne-t-il en échange ? On dira demain que ce courant a redonné la majorité aux islamistes pour des incompatibilités d’humeur interne. Une pitrerie politique. Les Tunisiens étaient contents après la révolution de voir émerger une nouvelle classe politique. Mais cette classe politique s’est avérée politiquement puérile. Elle ne voit pas plus loin que le bout de son nez, plongée davantage dans les conflits de personnes que dans les affaires politiques. Ghannouchi aura toujours une longueur d’avance sur eux par sa lucidité anticipatrice. Car, Béji donne l’impression de se laisser guider par les évènements, alors que Ghannouchi les devance. Ce sera difficile pour Essebsi de gouverner pour le restant du mandat législatif et présidentiel. Son parti est politiquement handicapé. Son fils Hafedh Caïd Essebsi a causé trop de dégâts, tout comme Mohsen Marzouk d’ailleurs. Quel gâchis. Quel dommage. La belle Tunisie ne mérite pas cela. Nida a gâché la fête démocratique. Le « printemps tunisien », comme aimait dire Essebsi, n’a pas encore engendré un printemps politique au sein de son propre parti.


 


« Seuls les peuples démocratiques ont droit à un Etat démocratique », disait Guy Sitbon, en parlant de l’exception tunisienne dans un excellent éditorial du magazine « Historia », consacré à la Tunisie. Aujourd’hui, si le peuple est resté démocratique, la classe politique, elle, est devenue futile. Le Destour a été un bâtisseur, Nida est, lui, un fossoyeur.


 


Hatem M’rad