Nida est une idée, pas un parti
On ne disconvient pas que Nida Tounès, parti au pouvoir, est devenu une curiosité politique. Majoritaire sur le plan électoral, minoritaire sur le plan parlementaire, déchiré sur le plan organisationnel. Curiosité, parce qu’il s’agit d’un parti au pouvoir disloqué, fractionné, objet de multiples scissions, sans leadership clair, mais qui n’en reste pas moins influent sur la scène politique.
A sa naissance en 2012, Nida a été un rassemblement autour d’un homme. Maintenant, il incarne tout au plus une idée. Aux prochaines élections municipales, puis législatives, les électeurs qui continueront, contre vents et marées, de voter pour Nida, ne voteront plus tout à fait pour un parti organisé et structuré. Ils voteront juste pour une idée : celle de la modernité, de l’identité tunisienne, ou du rejet de l’islamisme. Nida en tant qu’idée est toujours valable, car ses électeurs démocrates, libéraux, centristes et progressistes y croient encore, et ne sont tentés ni par l’islamisme, ni par la gauche extrême. Ils sont seulement désemparés, inquiets de la tournure des évènements au sein du parti.
Politiquement, le parti est, en effet, à un stade léthargique. Ses électeurs voteront vraisemblablement pour une nébuleuse sans leadership, en l’absence de son fondateur, qui, raisonnablement, n’a plus la possibilité de se représenter. Le parti n’a plus le dynamisme de l’époque fondatrice, pourtant toute récente. Les structures du parti, se plaint Néji Jalloul, ne fonctionnent pas. Il n’y a plus de lien, plus de liaison, par exemple, entre les délégués de Nida et les ministres du même parti dans les régions. « Nida dans sa forme actuelle, dit-il, ne peut pas affronter les municipales, il ne peut pas gagner les élections. C’est un parti qui a besoin d’être structuré, qui a besoin de se rassembler » (La Presse, entretien, 12 mars 2017). Le parti doit aussi mettre fin à la lutte fratricide entre les différentes légitimités de ses dirigeants (fondateurs, rassembleurs, militants, leaders naturels, fils naturels et fils légitimes du président…). Pour Lotfi Zitoun, conseiller de Ghannouchi : « Nida Tounès est divisé, parce que c’est un parti construit sur une base négative. Les gens de différentes familles se sont réunis contre Ennahdha. Mais les résultats des élections ne lui ont pas permis de gouverner tout seul… Avec notre système électoral, aucun parti ne peut gouverner seul. Aucun. Nous sommes une démocratie participative, inclusive » (Le Point Afrique, 24 février 2017). Initialement, en effet, Nida était un parti anti-islamiste et un parti melting-pot, beaucoup plus qu’un parti incarnant une idéologie homogène ou unifiée.
On pourrait ajouter que Nida dirige encore à travers, Youssef Chahed, le chef du gouvernement, une coalition gouvernementale, voire un gouvernement dit d’union nationale, amoindri, délimité par l’accord de Carthage. Une coalition gouvernementale qui subit elle-même des tiraillements de la part de ses partenaires. A travers cet accord de coalition, Nida cherche à avoir les moyens de gouverner, l’UGTT à montrer farouchement qu’il n’a rien perdu de son indépendance, Ennahdha à peser en douce sur les décisions du gouvernement en les orientant imperceptiblement en sa faveur, et les autres partis à montrer leur existence. En somme, à chacun son « accord de Carthage ».
Malgré cela, Nida Tounès tient bon et parvient encore à dominer la vie politique sans la dominer vraiment. D’abord, Nida se maintient grâce à la coalition gouvernementale avec Ennahdha surtout, et dans une moindre mesure avec Afek Tounès. Les autres partis signataires de l’accord de Carthage (Machrou Tounès et ULP) sont encore à la recherche de leurs identités et de leurs voies, entre le gouvernement et le contre-gouvernement. Ils ne sont ni tout à fait dans l’opposition, ni tout à fait dans la coalition. Ils errent au gré de la conjoncture sans ligne de conduite. En tout cas, la coalition autour de Nidaa le mérite de dissimuler, ou plutôt de dissoudre, la « minorisation » parlementaire de Nida par rapport à Ennahdha en nombre de sièges au parlement.
Nida est ainsi redevable à Ennahdha, allié solide et non capricieux, qui définit sa stratégie à moyen terme et s’en tient, sans être distrait par des perturbations passagères et futiles. Ennahdha a le désir de ne pas envenimer l’atmosphère politique, de rester dans le sillage de la majorité et du gouvernement, du moins le temps de se refaire une santé. Il n’a jamais abandonné son travail de sape sur le plan social (grèves, manifestations) ou sur le plan islamiste (mosquées, associations). Seulement, il le fait de manière moins voyante, sans doute par « solidarité gouvernementale ».
La domination de Nida doit aussi une fière chandelle aux sondages d’opinion, qui le placent systématiquement, jusqu’à l’heure actuelle, aux premières loges, malgré les scissions et les vicissitudes. Quoiqu’il arrive au parti, quoique fassent et disent ses dirigeants et ses militants, qu’ils s’invectivent en public et s’entre-déchirent par médias interposés, qu’ils aient à la tête du parti un homme aussi impopulaire que Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président, ou qu’ils soient alliés aux islamistes, les sondages continuent à conforter Nida, toujours au coude à coude avec Ennahdha. Et les dirigeants de Nida le savent trop bien. L’effet anti-Ennahdha, la crainte anti-islamiste et anti-troïka-bis, jouent encore en faveur de Nida et rassurent consciemment ou inconsciemment, pour l’essentiel, les modernistes de droite et de la gauche modérée, hommes et femmes, et même les traditionalistes tièdes.
Ce qui est sûr en tout cas, au-delà des sondages, c’est que la société civile craint toujours le retour de l’islam politique et de ses dérives. La portée négative du poids de Nida est toujours là. L’imaginaire collectif est toujours figé par le spectre d’Ennahdha, malgré l’annonce officielle de sa mutation doctrinale lors de son dernier congrès de mai 2016,ainsi que par l’islam politique, la violence, le salafisme, les Frères musulmans, l’exploitation des salafistes de Hezb Ettahrir, ou l’insécurité. On redoute son double langage, ses complicités souterraines avec le terrorisme, sa compassion vis-à-vis des jihadistes tunisiens de retour de Syrie. On feint de ne pas voir sa participation au gouvernement, on se polarise sur la corruption générale. Et Ennahdha feint à son tour de ne pas être concerné par l’impunité.
Bref, on a l’impression que l’opinion cherche à se convaincre que le gouvernement sous Nida ne peut pas être pire que le gouvernement islamiste sous la troïka. Il vaut mieux assister à un progrès séculier qui cale, qu’à une tentative d’islamisation rampante de la société. L’essentiel c’est qu’Ennahdha ne soit pas électoralement majoritaire. Et c’est le cas.
Nida peut encore prétendre à une certaine domination, grâce à l’ombre de Béji Caïd Essebsi, qui plane sur lui. Mais jusqu’à quand ? Le président élu a démissionné du parti, mais il garde une certaine magistrature morale, au-delà de ses attributions politiques. Il est perçu comme étant le véritable chef supérieur du parti, par la proximité avec son fils, par ses rapports étroits avec le chef du gouvernement, Youssef Chahed, ou à travers ses conseillers nidéistes au Palais de Carthage. Nida a besoin du président Essebsi pour surmonter son handicap, maintenir une domination, somme toute relative, pour négocier les questions politiques essentielles avec Ghannouchi ou avec l’UGTT. Le Président, lui, à la limite, peut s’en passer, il a sa propre légitimité électorale. Mais, au fond, il a encore, lui aussi, besoin de l’arme supplémentaire de l’unité de son parti pour sa propre crédibilité, en tant que chef de l’Etat. L’unité de son parti lui donne d’autres atouts pour affronter Ghannouchi ou l’UGTT, le parlement ou pour s’adresser à l’opinion.
Si Nida est une idée, celle-ci est encore marquée par les valeurs initiales qui ont amené Béji Caïd Essebsi au pouvoir. Aujourd’hui, il lui reste encore à effacer l’ombre de son fondateur, à se restructurer, à se professionnaliser et à s’institutionnaliser pour pouvoir durer.
Hatem M'rad