Point de vue – Tunisie. Moins de vengeance et plus de raison
La politique en Tunisie après la Révolution, semble devenir une politique de vengeance des uns contre les autres, et à tour de rôle. La politique doit rester politique. Elle rétablit un ordre, mais n’est pas anéantissement de l’adversaire.
La vengeance politique, celle des gouvernants comme celle des populations, à partir de discours de haine, d’exclusion, de reniement et de passion, est une politique redoutable, si encore le mot politique a encore ici un sens. La vengeance est d’ordinaire le fait des factions rivales ou d’ethnies hostiles. Elle est souvent accompagnée de violence, où les non-vengeurs sont dénoncés comme traitres à la cause du peuple, s’ils ne le sont pas comme complotistes ou réactionnaires. La vengeance est même l’une des marques de la politique dans les révolutions. La transition tunisienne a donné lieu à une sorte de gouvernement par vengeance. Tout le monde se venge de ses ennemis, renie son existence et tente de le démolir.
En 2011, après sa victoire à la Constituante, Ennahdha voulait se venger de l’Ancien régime, par la loi de l’exclusion politique contre les anciens responsables politiques et par la manipulation de l’Instance Vérité et Dignité, mais aussi des laïcs démocrates laïcs et modernistes, ces mécréants ignorant la voie de Dieu. L’esprit de vengeance des islamistes contre l’ancien régime et les démocrates s’est illustré par la violence, chantages et exigences fantasmagoriques de dédommagement financier, au moment même où le pays traverse une quasi-faillite économique. La nouvelle richesse de la classe politique islamiste est d’ailleurs une forme insolente d’un désir de vengeance enfoui dans l’exil et la prison.
Alors, les islamistes se sont arrangés avec le droit en le triturant à leur guise. Même lorsque le président Essebsi les a associés au pouvoir, quand ils ont été défaits en 2014, ils ont accepté ce partenariat, non pas avec un esprit de collaboration ou de consensus politique, mais sur la base d’innommables chantages. Le gouvernement par la vengeance des islamistes a alors ostensiblement échoué. Il n’est pas assis sur des convictions morales solides. Ils n’ont pas cherché à collaborer avec les autres partis, ils préfèrent les plier à leur diktat. Leur politique se réduit à la vengeance contre leur exclusion un demi-siècle durant. Mais, la vengeance, qui relève de la passion et des instincts primaires, n’est pas proprement politique. La politique, œuvre de réformation, obéit plutôt à des calculs froids et raisonnés.
Répétition d’un même scénario
Aujourd’hui, on a l’impression que le scénario se répète, mais contre les islamistes cette fois-ci, les premiers vengeurs. Le président Kais Saied tenait lors de sa campagne, ou après son élection, et surtout aujourd’hui après l’adoption de ses mesures exceptionnelles, un discours entouré d’hostilité haineuse vis-à-vis de ses adversaires principaux : les islamistes. Sous prétexte d’être suivi par la population, il se met au niveau du commun des mortels et des jeunes, en utilisant leurs propres raisonnements expéditifs. Devant incarner la raison politique, il se passionne improprement. Il agresse les agresseurs par le verbe et la menace de persécution. L’ennemi politique doit être « liquidé ». Il est la source du mal, du régime, de la corruption, de la constitution, du désastre économique du pays, du désenchantement de la population, et surtout du terrorisme. La vengeance contre les islamistes n’emprunte ni le chemin de la raison, ni de la ruse, ni des pressions, même à titre exceptionnel. Elle va loin. Elle suspend toutes les institutions politiques – gouvernement, justice et surtout le Parlement – supposées être entre les mains de l’ennemi. Pouvoirs récupérés par le président et l’armée. La Constitution ou l’interprétation de la Constitution par Kais Saied est la seule voie politique, constitutionnelle, légitime qui vaille, son arme de base. Comme le peuple bénit son action, Saied approfondit la brèche. Les grandes puissances s’inquiètent du vide gouvernemental et parlementaire, il passe outre en s’abritant derrière la métaphysique populaire. Diplomatie populaire, la même qui a été reprochée au président Moncef Marzouki. Le peuple veut, non pas la justice sereine contre la corruption des islamistes et des autres, il veut leur mort. Le président aussi. C’est la Justice supérieure, inatteignable et irréfragable.
Exceptions et extravagances
Cela nous fait remonter à Bourguiba qui exigeait le re-jugement du terroriste Ghannouchi, le chef du Mouvement de la Tendance islamique, par le même tribunal, parce qu’il n’a été condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité. Il voulait sa tête, sa mort, une belle vengeance. Comme Robespierre, qui voulait la tête de Danton. C’est l’origine du coup d’Etat du 7 novembre 1987 du Général Ben Ali. On avait beau dire à Bourguiba, vieillissant et sénile, qu’il y a un principe juridique important, celui de « l’autorité de la chose jugée », qui ne permet pas de rejuger les personnes déjà jugées par un tribunal. En vain. Sa présidence à vie autorisait toutes les exceptions et toutes les extravagances. Le vieux zaïm, à l’automne de sa vie, ne parlait déjà plus politique, mais vengeance, exécution, liquidation. Tout le contraire de la politique, censée résoudre les conflits, éliminer la violence et pacifier la société. Tout le gouvernement de Bourguiba, comme celui de Ben Ali, a été au fond un gouvernement d’exception, duquel la règle, le droit et la liberté étaient mis au ban. La politique était le propre d’un seul homme, devant être religieusement suivi, par la masse et les élites, comme au temps des califes.
Kais Saied est en train de suivre la même voie. Son discours n’est pas de type présidentiel, mais partisan et partial. Il ne doute jamais. Il doit expédier ses ennemis au plus vite, par des procédés musclés et exceptionnels. Il est en guerre permanente. La voie forte, exceptionnelle et unilatérale, correspond d’ailleurs à son tempérament rigide, peu consensuel et populiste. Il s’arrange toujours pour imputer ses décisions très personnelles à la volonté du peuple. Pas tout le peuple, mais le peuple pauvre, abandonné, victime au premier degré de l’islamisme, celui de la Révolution. Les femmes et les hommes pauvres ont plus de valeur et de droit à ses yeux que les hommes et femmes modernistes des classes moyennes, bourgeoises et urbaines. La Tunisie a un président clivant, qui cherche les conflits, même lorsqu’ils n’existent pas, qui jubile dans la défiance solitaire. Il aime avoir raison contre la Raison. Il fait plus que la lutte de classe, il fait la lutte de ressentiment, qui s’y est substituée dans les démocraties contemporaines (Gilets jaunes, islamophobie, haine des minorités, antivax contre privilégiés du pass). Il provoque le ressentiment des uns contre les autres. Il ne représente pas toute la Tunisie, il n’incarne pas l’unité nationale, mais quelques branches du pays, et prend le risque la désunion nationale.
Assagir le peuple au lieu de l’exciter
Le peuple est fougueux, irrationnel et vengeur, comme le peuple arabe. Il appartient aux dirigeants sensés de le conduire vers des voies raisonnables et justes, et non de l’enflammer. Al-Sissi a exécuté son coup d’Etat militaire contre le président Morsi, parce qu’il a suivi ou manipulé le mouvement des jeunes Tamarrud, descendus en masse au Maydan Ettahrir pour réclamer le départ des islamistes. Depuis cette date, l’Egypte n’a pu être ni un gouvernement islamiste, ni un gouvernement démocratique entre les mains des jeunes de la révolution, mais juste un gouvernement militaire, qui ne concède plus la moindre autorité, qui viole les lois et les libertés au grand jour, sous prétexte d’assurer la liquidation des islamistes. Il faut le dire avec Benjamin Constant, qu’elle a beau être massive, « la volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste ». Aussi légitimes que soient les revendications du peuple, ses excès ne sont pas toujours justes, surtout pas après une révolution habituant les populations à tout remettre en cause et à adorer ce qu’elles ont déjà brûlé et vice-versa. Il voit le court terme, pas le moyen ou long terme.
On le sait, s’il y a un sentiment partagé par les Tunisiens, c’est le désastre causé par le gouvernement des islamistes, au pouvoir ou à l’opposition, par leur corruption et cupidité. Ils gouvernent pour détrousser le Tunisien jusqu’à l’os, et pire encore, pour l’abâtardir au prétexte de réhabiliter son identité. Mais on s’attendait pour les remettre à leur place à des mesures exceptionnelles justes et raisonnables, propres à rétablir une situation, engager une réforme du régime ou réfléchir sur une nouvelle Constitution. Ennahdha ne pèse déjà plus sur l’échiquier politique, il faudrait juste se pencher pour cueillir ses restes, la pousser à ses derniers retranchements, sans chercher un prétexte pour monopoliser tout le système politique au risque de s’y complaire dans la durée. Comme le dit si bien Mme de Staël, « Il faut que la Révolution finisse par le raisonnement ». Il est grand temps.
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