Point de vue – Tunisie. Méchanceté et bonté
Peut-on contraindre les citoyens par la méchanceté à être bons après qu’ils ont connu des pratiques démocratiques ? Peut-on faire la politique par la radicalité ? Le blanc est-il nécessairement le contraire du noir en politique ? On en doute.
Il est difficile de rentrer dans le cerveau d’un dirigeant politique pour connaître le cheminement réel et profond de sa pensée ou de son cerveau. Qu’est-ce qui radicalise la décision d’un dirigeant ? Qu’est-ce qui fait qu’un homme puisse penser la politique en termes manichéens, noir ou blanc, bien ou mal, sans la moindre nuance ou graduation, illustrant la complexité de la chose politique ? Qu’est-ce qui fait qu’il passe radicalement et brutalement du fait supposé négatif au fait supposé positif, du supposé méchant au supposé bon, comme s’il s’agissait de contraindre des « méchants » à être « bons », de délivrer le bon, d’exorciser le mal, par une extraordinaire intuition personnelle, sans doute soufflée par une révélation lors d’une « promenade solitaire ».
Traduisons en termes pratiques. Kais Saied a observé, comme nous tous, les dysfonctionnements de la démocratie depuis une décennie, il s’est résolu en réponse à l’abolir de manière radicale ; il a vu les partis et la partitocratie à l’œuvre, il a conclu qu’on devrait remettre en cause l’existence même des partis, en défiant toutes les conceptions démocratiques ; il a observé les excès des débats politiques au Parlement ou ailleurs, il a fini par éradiquer débats et Parlement ; il a observé le délabrement de l’Etat et des institutions, il a répondu par le recours à un état d’exception acté par un coup d’Etat ; il a vu à l’œuvre une Constitution et un régime hybrides, ambigus, lâches et indécis, conçus par tous, il décide encore de supprimer Constitution et régime et les remplacer, non moins radicalement, par une nouvelle Constitution rétrograde et un nouveau régime de fer, sortis exclusivement de son cerveau.
La démocratie n’est ni un apprentissage permanent ni une pratique progressive, comme l’y appelle le bon sens. Elle n’a pas le droit d’échouer. Elle doit être aussi parfaite et ordonnée qu’esthétique dès sa mise en place, contrairement à l’expérience universelle des démocraties consolidées et enracinées, qui ont traversé « guerres » et « paix » pour y arriver. Ben Ali aussi considérait que la démocratie est un apprentissage, mais ne laissait personne en faire l’apprentissage. Saied, lui, ne croit même pas à la démocratie de type occidental ou plutôt née en Occident, par conservatisme ou en vertu d’une religiosité associée à un souverainisme falsifié et un identitarisme anachronique. Les partis ont échoué dans la transition, ils sont alors condamnés pour avoir échoué, ils sont mauvais. Ils n’ont pas droit de cité, pas même le droit de s’améliorer, de se réhabiliter comme l’être humain lui-même. On les exclut d’autorité du système électoral et des campagnes électorales. On n’a pas besoin d’eux pour structurer l’opinion et encadrer les élus. Les futurs représentants se contenteront de poser leurs candidatures. A la limite, ils n’ont pas besoin d’avoir une opinion, ni un parti derrière eux. Ils seront ainsi libres comme l’air. Le Parlement n’est pas une institution politique, il a trop d’accointances avec la pseudo-démocratie, une fausse choura, lieu de bavardages interminables. Il sera aux prochaines élections marqué par le sceau de l’anonymat. Il ne représentera pas la diversité des opinions, mais des individus décharnés. La Constitution de 2014 et le régime politique ne sont pas réformables. Peine perdue, on ne réforme pas un condamné à mort. Si on poursuit ce schéma de pensée, Kais Saied aurait dû aussi, dans la même logique et dans la foulée, abolir l’Etat qui le fait à ce jour tenir debout, puisqu’il a péremptoirement condamné par le passé la dégénérescence de l’Etat de la transition. Mais, non, il a trop besoin de l’Etat pour imposer et assurer sa gloire éternelle, fût-ce par la « méchanceté ». C’est la politique sans politique d’un homme qui devrait se contenter en dernière analyse de vivre seul dans une île comme la fameuse histoire de Robison Crusoé qui a échoué dans une île déserte, la « Sperenza ». Il voudrait faire la politique tout seul, sans les autres, amis ou adversaires, sans risques, sans jeux, sans gains et pertes. Il est le seul être humain, le seul bien qui reste, au moment même où tous les autres sont empêtrés dans le Mal.
L’homme se conçoit comme la « bonté » par excellence, il est entouré de « méchants », hommes et institutions. Il n’est pas là pour réformer politiquement, mais pour condamner moralement. La radicalité du personnage exprime probablement une limite politique, traduite par une rigidité morale. Il applique à la lettre les préceptes de Machiavel et de Hobbes. Il ne croit pas que les hommes et les institutions soient capables du meilleur comme du pire. Non, les hommes œuvrent dans un seul sens. Ils sont par nature méchants, vicieux et cupides, il faudrait alors les contraindre à être bons. Mais cette contrainte elle-même doit être paradoxalement l’œuvre de la méchanceté, de l’étroitesse, de la radicalité et de la passion égoïste. Cette forme de passion, qui, pour le philosophe Léo Strauss, exprime une « méchanceté » au service de « la gloire ». Comme il l’écrit, en interprétant la pensée de Machiavel : « Le fondateur de la société a un intérêt égoïste à la préservation de la société qui est son œuvre. Il a par conséquent un intérêt égoïste au fait que les membres de la société soient et demeurent sociables, et partant bons. Le désir de gloire fait le lien entre la méchanceté et la bonté. Le prince entièrement nouveau de la plus haute espèce n’est animé par rien d’autre que par une ambition égoïste. Les grandes tâches publiques (toutes radicalisées devrons-nous ajouter) ne sont pour lui que des occasions de faire passer son dessein pour légitime. Il ne se distingue des grands criminels que par le fait que les criminels n’ont pas de telles occasions défendables ; mais leur motivation morale est la même que la sienne » (L. Strauss, Qu’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1992, p.46-47). En politique, on peut persécuter, condamner, faire le mal, violer la loi, comme les délinquants de droit commun, mais la finalité collective et le Bien public escomptés sauront couvrir les méfaits. Méfaits qui auraient condamné le commun des mortels, que rien ne peut couvrir.
Méchanceté réelle et désir de bonté, le président tunisien semble les incarner toutes les deux simultanément. Il est déclaré « pur » et ressenti « impur ». Sa « pureté » n’a été à ce jour ni détectable, ni convaincante. L’homme ne transige pas, ne négocie pas, ne discute pas ; il persécute, frappe, condamne, abolit. Il est la loi contre la loi. Tous les coups sont permis. Il n’est pas là pour faire de la politique. Il ne fait pas de politique dans une réalité désagréable, « dans la boue et le sang », aurait dit Sartre. Il fait autre chose. Il rêve de politique lyrique et poétique…. jusqu’à ce qu’un cauchemar finisse par le réveiller en pleine nuit.
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